Lecture : Luc 2, 1-20 ; Matthieu 2, 1-12

Un nouveau-né est couché dans une mangeoire remplie de paille. Ses parents sont agenouillés auprès de lui et autour, on trouve un bœuf, un âne, et parfois quelques agneaux avec leurs bergers, ainsi que trois rois, de différentes couleurs parce qu’ils viennent des quatre coins du monde, qui offrent des présents à l’enfant. Les acteurs comme le décor nous sont familiers. La naissance de Jésus, chantée par des cantiques, peinte sur la toile, sculptée dans le plâtre ou le bois, humble ou fastueusement parée, demeure sans doute la scène religieuse la plus célèbre au monde.

Cependant, cette représentation traditionnelle de la naissance de Jésus ne nous vient pas du Nouveau Testament, mais de saint François d’Assise et d’un petit groupe de ses compagnons ; elle nous a été transmise, inchangée, depuis plus de sept cent ans.
Comme tout ce qui a trait à l’art, cette scène contient en elle-même une certaine vérité. On ne peut guère demeurer insensible au sort d’une pauvre famille rurale, au destin d’un bébé sans défense et démuni de tout.

L’évangile de Luc raconte qu’un décret de César Auguste fut annoncé pour faire recenser le monde entier. Joseph décida donc de monter de la ville de Nazareth à la ville de David, qui s’appelle Bethléem en Judée, parce qu’il était de la famille de la descendance de David.
Situé dans les collines, Nazareth était un obscur village de quelque trente hectares de superficie ; ses habitants vivaient en majorité de l’agriculture. La plupart des maisons de la classe pauvre possédaient une ou deux pièces, de quelques mètres carrés à peine. Avec leur sol en terre battue, leurs murs en paille et en brique, ces petites maisons, souvent dépourvues de fenêtres, étaient en général reliées aux demeures voisines. Les aliments de base étaient le pain, la bouillie de froment, le blé, les lentilles, l’orge, ainsi que le raisin, les piments, les dattes, les baies et les olives. On trouvait du poisson en abondance, dans la Méditerranée et dans le lac de Tibériade, que l’on salait pour le conserver ; la volaille et la viande rouge étaient un luxe. Les maigres biens domestiques se résumaient souvent à une lampe d’argile, brûlant à l’huile d’olive, un coffre où l’on rangeait le linge et sur lequel on prenait les repas. Le lit consistait en deux ou trois tapis posés à même le sol ; des pierres ou des morceaux de bois servaient d’oreillers, des manteaux pliés en deux faisaient office de couvertures.

Bethléem, de son côté, à huit kilomètres au sud de Jérusalem, était l’un des hauts lieux du peuple juif : le berceau de la famille du roi David, où il avait reçu l’onction. Mais, après les récits que font Matthieu et Luc de l’enfance du Christ, Bethléem n’est plus jamais mentionnée dans le Nouveau testament, et Jésus est appelé « de Nazareth ».

Un des principaux attributs que l’on reconnaissait à Jésus, à la lumière de sa résurrection, était celle de Messie, de Seigneur régnant sur l’univers – affirmation dépassant tous les espoirs qu’on avait pu fonder sur la lignée royale de David. Il est donc fort probable que le premiers Juifs devenus disciples de Jésus aient situé sa naissance à Bethléem pour confirmer son statut d’authentique roi davidien, lui dont l’appartenance à la lignée de David était clairement attestée. Quant au recensement décrété par l’empereur Auguste, on n’en trouve nulle trace historique. Tout au plus, trouvons-nous un recensement en Judée organisé par le gouverneur Quirinius, lorsque Jésus avait environ 8 ans.

Matthieu, pour sa part, mentionne l’épisode des mages (qui ne sont pas des rois[1]) venus d’Orient et du roi Hérode qui se met à tuer tous les enfants mâles de moins de deux ans. Ce récit ne se trouve qu’en Matthieu, non en Luc qui raconte plutôt l’apparition paisible et heureuse du Christ : les bergers viennent adorer le bébé, les anges chantent dans les campagnes, on donne un nom à l’enfant et les parents se rendent tranquillement à Jérusalem avant de retourner dans leur propre village, Nazareth ; dans le récit de Luc, il n’y a ni visite de mages, ni étoile miraculeuse, ni fuite en Egypte, ni massacre des Innocents par un Hérode terrifiée à l’idée de perdre sa suprématie.

Chaque année, à l’époque de Noël, journaux et magazines publient d’ingénieux articles, dus à des astronomes ou des exégètes bibliques, qui tentent d’identifier une fois pour toutes l’étoile (ou la comète, ou la conjonction de planètes) qui guida les mages et s’arrêta au-dessus du lieu de naissance du Christ. Tout cela est très bien. Mais, à trop s’attacher au phénomène astral, on passe à côté de l’essentiel, à côté de la grandeur littéraire et religieuse du texte évangélique et de la vérité profonde qu’il nous transmet.

Première remarque, on ne trouve aucune mention d’un semblable phénomène astronomique dans les textes de l’époque. Si une étoile attira bel et bien d’aussi exotiques personnages, depuis leur lointain pays, et leur indiqua miraculeusement le lieu de naissance du Christ, pourquoi cet événement ne laissa-t-il aucune trace dans l’histoire ? En vérité, les éléments d’une certaine vérité religieuse ; leur signification au regard de la foi ne dépend en rien de leur authenticité historique.

A l’époque de Jésus, le symbole de l’étoile était lié, dans la tradition juive, à la naissance d’Abraham. Le jour de la naissance du patriarche, selon un midrash[2] du temps, les astrologues annoncèrent qu’ils avaient vu une étoile monter dans le ciel, comparable, écrit Matthieu, à celle qui guida les mages jusqu’à Jésus – ce Jésus que Matthieu désigne, dans le premier verset de son évangile, comme étant le « fils d’Abraham ». Par ailleurs, dans le Livre des Nombres, quand l’étrange astrologue et magicien Balaam évoque la naissance du roi David et sa victoire sur les ennemis d’Israël, il dit : « De Jacob monte une étoile, d’Israël surgit un sceptre » (Nombres 24, 17). Et quand Isaïe prophétise la gloire retrouvée de Jérusalem après l’exil à Babylone, il proclame : « Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière […] Les nations vont marcher vers ta lumière, et les rois vers la clarté de ton lever » (Isaïe 60, 1-3). En d’autres termes, l’étoile symbolise non seulement la personne même d’un roi, mais aussi la nation dont il doit accomplir les espoirs[3] : « La fortune des nations viendra jusqu’à toi […], ils apporteront de l’or et de l’encens, et se feront les messagers des louanges du Seigneur » (Isaïe 60, 5-6).

Pour les chrétiens, Jésus vient combler ces espérances, aussi sa présence est-elle indiquée par une étoile. Matthieu, qui sait utiliser les symboles traditionnels en vigueur chez les Juifs, exprime donc la foi d’une communauté pour qui Jésus est bien le sauveur qu’elle attendait depuis des siècles. C’est dans ce même état d’esprit que l’on doit comprendre la position du roi Hérode vis-à-vis du bébé à naître. Dans l’Ancien testament, le pharaon consulte les sages (qui étaient aussi des astrologues) et décide de faire massacrer les enfants mâles hébreux, par crainte que l’un d’entre eux n’incite les autres à la révolte. Moïse sera sauvé de justesse et, rendu adulte, il s’enfuira dans le désert de peur d’être tué. Mais Moïse et son peuple seront finalement sauvés (d’où la Pâque juive originelle) ; et l’accomplissement de la promesse de Dieu sera considéré, par les premiers chrétiens issus du judaïsme, comme l’ultime accomplissement de ce qui avait commencé lors du séjour de leurs ancêtres en Egypte et de leur délivrance durant l’Exode, plusieurs siècles plus tôt. Matthieu ancre, dès le début, ses réflexions sur le sens de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ, dans un contexte culturel typiquement juif : Jésus est présenté comme le nouveau Moïse et ses disciples comme le nouvel Israël, selon l’Alliance nouvelle qu’avaient prévu les Prophètes[4].

« Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ».

La joie entourant l’arrivée du fils de Dieu sur terre est à mettre en relation avec l’idée de la paix accordée à ceux qui recherchent la présence compatissante du Seigneur : Il ne nous approche que pour nous étreindre, nous pardonner, et nous sauver. C’est pourquoi, parmi tous les hommes, les pécheurs qu’étaient les bergers entendirent et comprirent le message, puis se précipitèrent à l’étable pour adorer Jésus. Les gardiens de troupeaux de Luc correspondent aux astrologues de Matthieu – ceux que leur naissance ou leur état de pécheurs placent en dehors du judaïsme. Pour eux, comme pour les Juifs pieux qu’incarnent Marie et Joseph, il y a véritablement « une bonne nouvelle et une grande joie pour tout le peuple ».

Cette exultation est directement liée au nom donné à leur enfant par Joseph et Marie lors du rite traditionnel de la circoncision. Par l’entremise du grec Iesous, « Jésus » dérive d’une forme abrégée de l’hébreu Josué (Yehoshua), nom du successeur de Moïse ; ce nom signifie : « Ya est le salut » ou « Dieu sauve ». Le mot Christ est un titre et non un nom ; il dérive du grec kristos et traduit le mot hébreu signifiant « messie », l’homme « oint » de Dieu que tout Israël attendait. A la fin du 1er siècle, l’appellation de « Christ » était si couramment employée qu’elle était pratiquement devenue le second nom du Messie. Jésus, celui qui sauve, est désormais proclamé Christ, l’oint du seigneur : c’est ainsi que s’exprimait la foi des nouveaux convertis au christianisme. Il est parvenu jusqu’à nous sous le nom composé de Jésus-Christ.

Combien tout cela est différent de l’image traditionnelle d’un Noël – carte de vœux, avec son enfant Jésus toujours souriant, si tendre et si doux, qui dort dans une paix divine ! Je ne voudrais pas jouer au rabat-joie, mais le charme bucolique excessif de ces images de saison masque le message fort que nous transmettent les évangiles. L’accent sentimental qu’on met sur les cadeaux offerts au bébé couché dans la paille nourrit depuis si longtemps une telle exploitation commerciale qu’elle en étouffe presque la signification plus riche et plus profonde de Luc et de Matthieu : Dieu sauve. La vie, notre vie, a un sens. Nous ne sommes pas condamnés à l’absurde et à la désespérance.

Ces deux évangiles proclament que Dieu a embrassé l’humanité, pénétré ses souffrances avec un amour qui dépasse l’entendement. Leur Christ est celui qui vient non pas revêtu de la pourpre royale, mais dans le silence et la simplicité, loin des acclamations qui accueillent Auguste et Hérode. Roi, il l’est pourtant bel et bien – d’où les langes qui l’emmaillotent et les présents qui lui reviennent –, mais un roi d’une nouvelle sorte, qui ne revendique pas d’autorité terrestre. Dans sa petite enfance comme durant la vie sur la terre, il a d’ailleurs suscité l’antipathie et même, par sa personne et son message, la franche hostilité de ceux qui convoitent le pouvoir ici-bas. Il s’est mêlé aux bergers, aux débauchés, aux voyous – s’identifiant ainsi dès le départ aux proscrits, aux pauvres, aux humbles.

Tel est Jésus que Luc dévoile au long de son évangile et qu’il annonce dès les premiers chapitres. De grands titres (roi, Seigneur, Fils de Dieu), qu’on pourrait croire forgés pour les puissants de la terre, Matthieu et Luc les confèrent à cet humble enfant qui – ils le savaient – allait bientôt se faire reconnaître comme l’ultime porte-parole de Dieu, le guérisseur des âmes en peine, celui qui transfigura les espoirs des hommes et les destins de l’humanité. Réduire le message de Noël à une simple et rassurante histoire de bébé mignon est, par conséquent, priver les récits de la Bible de leur force et de leur caractère révolutionnaire. Dans l’apparent paradoxe de la situation réside précisément le message évangélique : le véritable pouvoir ne se trouve pas là où le monde le voit, ou croit le voir.

Ce que nous célébrons chaque année à Noël est sans nul doute un événement historique – mais aucun récit historique ne saurait rendre justice à un événement que la foi seule peut appréhender. Avec l’avènement de Jésus sur la terre, Dieu a dissipé une fois pour toutes les nuages qui nous enténébraient, et fait son entrée concrète dans l’histoire. L’auto-dévoilement de Dieu, qui commence avec la création du monde, se poursuit dans l’appel des patriarches, accompagne l’errance du peuple, résonne dans les cris des prophètes et l’ardeur des psalmistes, ce dévoilement culmine dans l’incarnation de Dieu au sein de la nature humaine.

En Jésus de Nazareth, Dieu nous montre un visage humain. Dieu ne vient pas pointer du doigt nos déficiences. Il ne cherche pas à nous faire honte de notre finitude, notre égoïsme, notre perversité – toutes choses révélatrices du besoin que nous avons de Lui. Il vient en silence, drapé dans les ténèbres, vers un monde traversé de haines dont il se rappelle à peine les motifs. Il nous revendique comme étant ses créatures et nous promet un triomphe total.

Dieu est le fondement et la base de toute réalité – on peut dire qu’Il est la réalité vraie, la réalité ultime, vivante et agissante dans tout ce qui existe. Dieu offre au monde un but et un sens. Il n’escorte pas le monde en se tenant à côté, encore moins « au-dessus » de lui : depuis la création jusqu’à nos jours, Dieu agit dans l’histoire, au cœur le plus intime de nos vies et de nos activités. Telle est la signification de l’incarnation, de la forme humaine revêtue par Dieu.

Noël n’est pas une simple période pour offrir et recevoir des cadeaux matériels : c’est un moment pour reconnaître que Dieu s’est fait lui-même le cadeau qu’il nous offre – non pas une fois unique, mais chaque jour, à chaque moment de l’éternité, et particulièrement lorsque notre vie intérieure vieillit, s’essouffle et semble sur le point de s’éteindre. Chaque fois que nous nous tournons vers cette réalité-là, nous savons que la Bonne Nouvelle est véridique : nous sommes aimés à jamais. Telle est la Bonne Nouvelle que nous annonçons à Noël.

Jean-Christophe PERRIN

[1] En tous cas, le texte ne le mentionne pas.

[2] Un midrash est une méditation basée sur une exégèse des textes bibliques et nourrie par l’enseignement rabbinique.

[3] L’étoile dont il est question, c’est l’étoile de David, le symbole de la religion juive.

[4] Notamment Ezéchiel et Jérémie.

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