Lecture : Luc 9: 28-36

La transformation de Jésus

Dans la Bible, comme souvent dans les livres religieux, la montagne est un lieu où l’on rencontre Dieu. Dans l’Ancien Testament, Dieu se révèle à Moïse sur la montagne : pour révéler son Nom secret (Exode 3, 14), ou pour donner sa Loi (Exode 20-24). Au mont Thabor, selon la tradition, Dieu se manifeste dans la nuée et dit aux disciples de Jésus : « Celui-ci est mon fils bien-aimé. Ecoutez-le »

Il est question ici de la « métamorphose » de Jésus1. Le terme de polymorphie serait pourtant plus exact car celui-ci comprend des apparitions simultanées ou successives d’un même être sous des formes différentes et destinées à être vues. La polymorphie de Jésus comprend entre autre sa forme divine de Christ et sa forme humaine, la triade Moïse-Elie-Jésus et le caractère d’épiphanie de la scène2. En tout cas, nous sommes dans le mystère, dans le merveilleux.

Jésus désire, comme à son habitude, prier dans la solitude. Il prend avec lui trois de ses disciples : Pierre, Jacques et Jean. Et pendant que Jésus prie, l’aspect de son visage change et tout son corps « devient autre », d’une lumière étincelante. Selon Luc, Jésus n’est pas devenu différent de ce qu’il était auparavant, mais il a revêtu, pour un instant, sa véritable identité divine. De même, son vêtement devient d’une blancheur éclatante, ce qui indique qu’il appartient vraiment à la sphère céleste.

Le but de la révélation sur cette montagne est de montrer Dieu à l’homme, c’est de rapprocher l’homme de Dieu. Comme le dit l’adage des Pères de l’Eglise : « Dieu est devenu homme, afin que l’homme devienne Dieu ». Le ciel est descendu sur la terre afin que la terre soit transformée en ciel. Il s’agit d’une réciprocité entre Dieu et l’être humain.

Le transhumanisme

Mais le paradis, l’homme moderne voudrait le réaliser sans Dieu. Il cherche à transformer la nature, ou les matières premières, pour faire du neuf. Transformer l’être humain, cela équivaut pour lui à faire de l’homme un dieu. Et aujourd’hui, grâce à la science, cette transformation est devenue possible. Le transhumanisme, par exemple, fait recours à la science et à la technique pour améliorer les caractéristiques physiques et psychologiques de l’homme. L’homme, tout comme le maïs aujourd’hui, pourrait devenir un organisme génétiquement modifié, afin d’être plus résistant, plus grand, plus fort. Et vivre le plus longtemps possible.

L’idée que la technologie puisse améliorer l’être humain ne choque pas grand monde aux Etats-Unis, car cette évolution est perçue comme une continuité de l’ère industrielle et postindustrielle débouchant sur un homme augmenté avec une plus grande mémoire, une meilleure vue, un système nerveux plus efficace et bloquant la douleur, etc.

Dans un futur très rapproché, les maladies héréditaires pourraient ainsi être évitées, grâce à la biotechnologie ou la nanotechnologie. Personne ne contestera les bienfaits évidents que la chirurgie génétique peut apporter en réparant les gènes défectueux dans l’embryon. On pourra ainsi être plus robuste, plus résistant et en meilleure santé. On pourra également augmenter à volonté tel ou tel trait de caractère : l’intelligence, la taille, la force physique ou la beauté de ses enfants, choisir le sexe de l’enfant, la couleur des cheveux ou des yeux.

Mais ce qui fait rêver les uns inquiètent plutôt les autres. Car les questions que ces nouveaux pouvoirs de l’homme sur l’homme vont soulever sur les plans éthique, politique, économique, mais aussi spirituel, seront difficiles. On peut se demander, par exemple, si l’on veut rendre l’humain plus humain ou au contraire le déshumaniser, voire engendrer artificiellement une nouvelle espèce, celle des post-humains ou d’hommes robotisés.

Tout dépend de quel côté on se place. Il existe deux formes d’humanismes. L’humanisme chrétien privilégie l’idée de la loi naturelle – ce que Dieu a créé est bien et ne devrait donc pas être changé – et l’humanisme laïc définit l’humain non par des qualités naturelles mais, au contraire, par sa liberté, c’est-à-dire par sa faculté de transgresser la nature de sorte qu’il est capable d’une perfectibilité infinie, y compris sur le plan biologique. On voit d’ici tout le problème, car si la mort et la vieillesse sont naturelles, lutter contre elles ne l’est pas moins.

Certes, la mort de la mort par la technologie n’est toujours qu’un pur fantasme. Mais on peut déjà, à l’heure actuelle, retarder la vieillesse, diminuer la souffrance et vivre beaucoup plus longtemps. On vivra un jour grâce à la chimie : une pilule pour le bonheur – il existe déjà le Prozac et le Viagra (pour accroître la vigueur sexuelle). Nous avons la chirurgie esthétique qui « corrige » les effets de l’âge. Les greffes d’organes – cœur, rein, foie – et les prothèses mécaniques remplacent les membres manquants. Demain, on pourra remplacer les organes internes par des « puces » ou par des machines : avoir des caméras à la place des yeux, un disque dur à la place du cerveau, etc. Cette science n’est pas si éloignée de la science-fiction. Grâce aux progrès de la science, on peut espérer vivre cent ans aujourd’hui. Demain, ce sera deux cents ou trois cents ans. On améliore sans cesse la longévité et les capacités de l’homme.

L’utopie d’une perfectibilité infinie des humains pourrait transformer l’homme en paradis ici et maintenant. Toutefois, le paradis pour les uns peut s’avérer être l’enfer pour les autres. Quand nos corps mortels seront remplacés, organe par organe, par des pièces de machine, serons-nous encore humains ? Le docteur Frankenstein, selon Mary Shelley, aurait créé un monstre dans son laboratoire. Plus récemment, Michel Houellebecq, dans au moins deux de ses ouvrages, a pensé à une nouvelle humanité totalement programmé et cauchemardesque. La question est très pertinente : allons-nous, grâce à la robotique, créer des êtres hybrides homme/machine qui n’auront plus grand-chose à voir avec l’humanité actuelle ?

L’argent et la technologie peuvent contrôler le monde. Mais à force de nier la dimension spirituelle de l’homme, on finit par rendre celui-ci obsolète. Je conçois que cela soit difficile à admettre, mais nous sommes vivants aussi par la mort. La maladie et la vieillesse nous rappellent nos limites : ce sont des signes qui nous indiquent que nous ne devrions pas nous attarder ici-bas et qu’il faut accepter de laisser la place à d’autres. Pensez-y : si par la science nous réussissions à ne plus mourir, il faudrait aussi programmer une baisse progressive des naissances, car il n’y aura plus assez de place sur la terre pour des êtres immortels.

Jésus transfiguré dans la gloire et défiguré par la croix

Vouloir augmenter l’humain, c’est le considérer comme un être déficient par nature. C’est refuser de l’accepter dans sa finitude et sa fragilité. C’est nier que Dieu a créé le monde tel quel et que la sagesse consiste à l’accepter tel qu’il est3. Vivre dans le monde, c’est aussi cette raison qui pousse Jésus à enjoindre à ses disciples de redescendre de la montagne. En d’autres termes, il faut revenir dans le monde humain, le monde des tracas, le monde de tous les jours, même après avoir vécu une expérience spirituelle hors du commun.

Dieu ne veut pas que nous restions absorbés dans l’extase pour toujours, mais il nous ramène vers le monde et vers l’action dans le monde, afin de « sauver » les gens du monde fascinés par la science qui leur promet l’immortalité. Cet étrange récit est d’ailleurs placé après la confession de Pierre et la première annonce de la Passion, ainsi que la promesse de Jésus disant à ses disciples : « Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui se tiennent ici ne goûteront point la mort avant d’avoir vu le royaume de Dieu4 » (Luc 9, 27).

Les évangiles contiennent deux composantes fondamentales de la personne de Jésus : d’une part, il est le Christ de Dieu ; d’autre part, il est le Fils de l’homme qui va être rejeté et souffrir. La manifestation de sa gloire est également liée au thème de la Passion. Jean le dit très bien quand il affirme que la croix est « l’exaltation » de Jésus.

L’idée d’une perfection infinie de l’homme ne réside pas, chez lui, dans une volonté de toute-puissance, mais dans le désir de servir humblement Dieu. Il sait aussi qu’il devra faire face à l’échec de la croix. Pour nous, cette croix veut dire qu’il faut assumer la fragilité de sa vie, cultiver en soi le creux, le manque, le désir pour laisser de la place à Dieu et au prochain.

Cruelle réalité me direz-vous. Oui, mais l’amour est cruel. Car l’amour n’est pas tout-puissant mais s’offre, au contraire, dans la fragilité. Il est aussi fragile que la rose, mais aussi précieux que son parfum fugace et éphémère. C’est le bruit ténu du silence qu’entendit Elie sur l’Horeb quand Dieu passa sans un bruit. La révélation fulgurante du mont Thabor n’est donc rien d’autre que le mystère de l’amour.

Jean-Christophe PERRIN

1 Le terme grec metamorphosis est employé par Marc et Matthieu dans les passages où le même récit apparaît. Luc, quant à lui, utilise un autre verbe.

2 L’épiphanie, c’est lorsque Dieu se manifeste à nous.

3 Dans la Genèse, le Serpent dit aux humains : « Vous ne mourrez pas, mais vous serez comme des dieux ».

4 Il s’agit ici du retour du Christ en gloire.

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