Lecture : Genèse 12:1

Va-t-en de ton pays !

Dieu dit à Abraham : « Va-t-en (lekh lekha) [litt. ‘‘va vers toi’’] de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, vers le pays que je t’indiquerai » » (Genèse 12, 1). Déjà âgé de soixante-quinze ans, Abraham quitte tout, ses parents, ses coutumes, sa religion. Dieu lui dit d’aller dans un pays étranger en lui promettant que ce serait le sien. La réalité est tout autre. Abraham parcourt toute la terre en juif errant, c’est-à-dire qu’il y reste nomade. Pour lui, comme d’ailleurs pour ses enfants, la trace du chemin n’apparait qu’au bout d’un très long cheminement. En vérité, il ne sait pas où il va, mais il décide de faire confiance. Le premier commandement que Dieu donne donc au patriarche est celui de quitter sa patrie. Ce lekh lekha se retrouve également chez d’autres prophètes, tels Moïse, Elisée, Osée, qui à leur tour ont été arrachés de leur milieu familial. Quelle est la signification de cet arrachement ?

L’arrachement impose la rupture avec le milieu naturel qui a donné naissance à la personne. Ce départ est significatif. Il nécessite de prendre de la distance, car l’homme doit se faire lui-même, il doit aller à la recherche de son être fondamental, de son être véritablement spirituel. En d’autres termes, s’arracher à la routine et à une vie monotone est la première condition de l’homme. Lekh lekha. Il y a dans cet impératif la nécessité de rompre avec la fatalité de la nature. Rien n’est écrit. Tout est à accomplir. L’homme est libre. Ce lekh lekha s’applique à chacun de nous, quand il s’agit de s’arracher à un milieu non propice à notre développement moral et spirituel. Lekh lekha, « va vers toi », recentres-toi sur l’essentiel, sur l’être que tu es en vérité, « deviens qui tu es ». Cette injonction du « connais-toi toi-même » signifie que nous avons tous la capacité potentielle d’entreprendre l’œuvre de perfectionnement[1].

Abraham a été le propagateur du monothéisme[2]. Dévoué, intègre et juste, il savait se dépasser quand il le fallait, pour servir Dieu et les hommes. Il était également un artisan de paix, de la paix entre les hommes et de la paix avec Dieu. Nous aussi, nous devons apprendre à nous détacher des choses futiles et trouver en nous la réalité fondamentale de la joie parfaite et ensuite la propager autour de nous. Nous devons pleinement consentir à nous extraire du marais des illusions et des plaisirs faciles, afin de devenir des êtres de lumière.

En même temps, cette liberté qui nous aide à devenir vraiment humains ne nous permet pas d’obtenir tout ce que nous aimerions obtenir. Rares sont ceux, en effet, qui peuvent se vanter avoir eu la vie dont ils avaient rêvée. Il n’en va pas autrement de notre illustre patriarche. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la figure d’Abraham accumule les paradoxes. Dieu lui a dit à plusieurs reprises qu’il serait le père d’une nation nombreuse, mais la promesse tarde à se réaliser, notamment en raison de la stérilité de sa femme. Ce n’est qu’à l’âge canonique de cent ans qu’Abraham voit naître Isaac[3]. Et quand enfin le fils tant attendu arrive, Dieu lui demande de le lui sacrifier.

Le « sacrifice » d’Abraham.

La petite phrase lekh lekha, qui signifie « va vers toi » se retrouve à deux moments importants de la vie d’Abraham. Nous la trouvons au début de la mission d’Abraham, quand Dieu se révéla à lui pour la première fois et lui demanda de quitter son pays, sa ville, sa famille pour se rendre vers la terre qu’il allait lui indiquer. Nous la retrouvons également au début du récit de la « ligature d’Isaac » (akédat ytzhac), qui constitue l’apothéose de la vie d’Abraham : « Dirige-toi vers la terre de Moriah »[4].

Il est certain que l’épreuve de la ligature d’Isaac est beaucoup plus dure que celle de quitter ses parents et son pays. Abraham est âgé de cent trente-sept ans. Isaac est né au crépuscule de sa vie. Il est le fils unique de Sarah et ils n’ont plus de possibilité d’avoir d’autre enfant. C’est lui qui va prolonger la chaîne des générations et être le porteur du message abrahamique.

Descendance, terre promise, amitié de Dieu étaient devenues réalités. Désormais Abraham les tenait dans sa main. Pour lui, la Promesse venait de se métamorphoser en maintenant. Et c’est alors que l’épreuve frappe Abraham de plein fouet. Il est soudain interpellé. Immédiatement et sans attendre d’autres explications, Abraham répond « me voici ! » (hineni). En un clin d’œil, tout son monde s’ébranle. Rien n’est plus sûr. Abraham doit à nouveau se remettre en marche, refaire tout le chemin déjà parcouru. Il doit sacrifier son fils Isaac, objet de tant d’amour et de tant d’attente. Abraham dit oui. Pourquoi accepte-t-il sans broncher ? Cela semble absurde. Il aurait pu –il aurait dû – refuser. Pourtant, il se lève de bon matin, sangle son âne, emmène ses deux serviteurs et son fils Isaac vers le mont Moriah.

Mais il y a plus grave encore. Abraham ne doit pas seulement sacrifier son fils unique. Il doit également sacrifier les valeurs qu’il a soutenues jusqu’ici. Toute sa vie, Abraham a œuvré pour faire connaître Dieu. Toute sa vie, il a tenté de détourner les habitants du monde de l’idolâtrie. Toute sa vie, il s’est opposé aux sacrifices humains que les païens offraient sur les autels du dieu Moloch. Et le voici condamné à aller contre tout ce qu’il a prôné et se voir obligé de sacrifier son fils sur l’autel de l’amour de Dieu.

L’épreuve d’Abraham est éminemment dramatique. Kierkegaard, le philosophe danois, parle d’une éthique d’un engagement absolu, au-delà de la morale. Abraham est un être anormal, immoral, puisqu’il s’apprête à tuer son fils[5]. Déjà, ce fils est né contre toute attente. Abraham a attendu ce qui ne pouvait plus, du point du monde, venir. Et quand ce fils de la promesse est là, Dieu lui demande de s’en séparer. En obéissant à la demande, Abraham fait preuve d’une méta-éthique, d’un abandon absolu de soi, de tout ce qu’il aime et de tout ce qu’on peut logiquement respecter, à savoir la sacralité de la vie de son propre fils. Abraham doit croire en Dieu en dépit de l’absurde demande. Cette obéissance totale, c’est ce que Kierkegaard appelle le saut de la foi, lequel consiste en un engagement complet, un dépassement du relatif au profit de l’Absolu, de la raison au bénéfice de l’absurde. Abraham a quitté son père, sa mère, son pays, ses ancêtres, ses coutumes, sa religion et il est prêt à quitter même son fils. Malgré tout, il continue à avoir foi en Dieu et pour cela, le Seigneur le considère comme juste (Gn 15, 16). On sait que l’apôtre Paul, et plus tard Martin Luther, récupéreront cette idée qui déjà pointait dans l’Ancien Testament, à savoir que « le juste vivra par la foi » (Habacuc 2,4).

Dans la vie de chacun d’entre nous, il y a des moments d’exaltation, des moments où l’on est prêt à tout faire. Ces moments sont rares, mais ils sont grands, parce que l’homme est prêt à consentir de grands sacrifices. Certes, ces moments sont uniques. Ils ne constituent pas un changement fondamental dans la vie, mais plutôt un sursaut ponctuel. A côté de ces moments d’exaltation, il y a aussi le quotidien. C’est un combat au quotidien que l’homme livre contre ses instincts et ses pulsions. En demandant à Abraham de quitter son pays natal et sa famille, Dieu a demandé à Abraham non seulement de quitter physiquement le lieu de sa naissance, mais d’abandonner les us et les coutumes qu’il pratiquait, de se détacher du mode de vie qu’il a connu, de brûler les ponts avec l’éducation reçue dans le pays de ses ancêtres.

En demandant maintenant à Abraham de lui sacrifier son fils unique, Dieu tranche les derniers attachements d’Abraham à ce monde. Désormais, Abraham n’a plus rien à se rattacher ici-bas. La seule chose qu’il lui reste, c’est la foi, c’est-à-dire la confiance absolue en ce Dieu qui lui demande quelque chose d’absurde, la confiance qu’en fin ultime Dieu lui veut du bien.

Mais comment imaginer que Dieu lui veut du bien, quand il exige de lui d’offrir en sacrifice son plus grand bien ? La requête est tellement choquante que l’on est en droit de demander si Dieu a vraiment voulu ça. Le texte hébreu dit que Dieu demanda à Abraham de « faire monter son fils en élévation » sur le Moriah. Les commentateurs s’interrogent : Dieu a-t-il demandé à Abraham de tuer son fils en l’offrant en holocauste (olah) ou de « le faire monter » sur la montagne avec lui, afin d’offrir un sacrifice (ce qu’ils finissent par faire tous les deux) ? Il est possible, au demeurant, qu’Abraham n’ait pas vraiment compris ce que Dieu sollicitait de lui.

D’ailleurs, en répétant l’injonction lekh lekha, « va vers toi », Dieu l’invite à se remettre en marche et à aller plus loin sur le chemin de la vie. C’est sur le mont Moriah que l’ascension va atteindre son point culminant. Or, selon la tradition juive, Moriah, c’est Jérusalem. C’est d’ailleurs cet endroit qui fut ultérieurement choisi par Dieu pour y construire son Temple. Le mont Moriah symbolise donc l’élévation spirituelle. « Va vers toi », cette injonction vaut aussi pour Isaac. « Va vers ton fils » ou plutôt « laisse-le aller vers lui-même ». C’est le devoir du père de couper le lien affectif qui le relie à son enfant pour permettre au fils d’exister.  Abraham devait  donc apprendre à renoncer à son fils, non en le tuant, mais en acceptant que celui-ci ne lui appartenait pas, que celui-ci devait acquérir son autonomie.

Pour toutes ces raisons, il est plus judicieux de voir dans l’ultime test d’Abraham une épreuve psychologique plutôt qu’une justification purement religieuse. L’idée générale étant qu’il devait sacrifier son sentiment de possession paternelle envers Isaac. Il fallait libérer en même temps le fils d’un lien fusionnel à son père. « Va vers toi, Isaac, deviens ce que tu dois devenir ». C’est à ce prix  seulement qu’Isaac sera prêt à devenir à son tour un patriarche.

Tenir dans l’adversité.

Contrairement à ce que nous pouvons rêver, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Des périodes de turbulence succèdent à des périodes de calme. Il nous arrive d’avoir à affronter des difficultés, en nous, autour de nous, dans le monde ; des épreuves de toutes sortes, dont nous ne sommes pas forcément responsables. Nous ne les choisissons pas, elles surviennent sans prévenir. Et pourtant, elles n’annihilent pas notre liberté.

Quand le malheur frappe, que nous perdons un emploi, un être cher, que nous sommes atteints d’une maladie, nous nous sentons meurtri, abandonné dans la nuit noire. Dans ces situations, nous avons l’impression que Dieu nous met à l’épreuve. Faire face aux problèmes est en effet un processus douloureux. Selon leur nature, ils font naître en nous frustration, peine, douleur, solitude, culpabilité, regret, colère, angoisse ou désespoir… des sensations très désagréables, souvent aussi pénibles que des souffrances physiques, parfois même pires.

Pourtant, c’est dans la confrontation aux problèmes et leur résolution que la vie trouve sa dynamique et sa signification. En fait, les problèmes, aussi difficiles et douloureux soient-ils, nous aident à grandir. Pour ce faire nous devons nous consacrer à la recherche de la vérité, laquelle doit être, à nos yeux, plus importante, plus vitale, que notre confort. Que veut dire consacrer sa vie à la vérité ? Tout d’abord une remise en question permanente et rigoureuse de ce dont nous avons l’habitude de croire. Il nous faut aussi accepter de faire le deuil de certains bienfaits. Il nous faut renoncer à notre jeunesse, à nos enfants devenus grands, il nous faut renoncer à vouloir toujours avoir raison. Il est juste et bon qu’en tant qu’êtres humains nous essayions d’évoluer et de progresser spirituellement le plus possible. Dieu nous interpelle. Il dit « Va vers toi », vers ce que tu es appelé à devenir…

Certes, l’évolution spirituelle est un processus difficile qui demande beaucoup d’efforts. C’est parce qu’il avance contre une résistance naturelle, contre une inclinaison naturelle à garder les choses telles qu’elles sont, à s’accrocher aux vieilles idées, aux vieilles traditions, à prendre le chemin qui semble le plus facile. Mais le miracle, c’est que cette résistance peut être vaincue. Plus nous évoluons, plus nous nous améliorons. Plus nous nous rapprochons de Dieu.

Nous pouvons donc aussi être comme Abraham et quitter nos idées saugrenues, nos habitudes néfastes, nos superstitions. Il nous ait demandé, à nous aussi, d’abandonner nos fausses croyances sur Dieu, sur nous-mêmes, sur les autres, sur le monde. Et si, en dépit de tout ce qui nous indique le contraire, nous avons toujours confiance en Dieu et que nous acceptons de croître vers des niveaux toujours plus élevés de conscience et d’amour, nous pourrons, à l’instar d’Abraham, non seulement profiter des fruits de notre évolution, mais nous pourrons également en faire profiter le reste du monde.

Jean-Christophe Perrin

[1] Il s’agit là d’une œuvre alchimique, quand le plomb (l’homme ordinaire) devient de l’or (l’être spirituel).

[2] C’est ce monothéisme dont se réclament le judaïsme, le christianisme et l’islam. Abraham est reconnu par ces trois religions comme étant l’idéal du croyant.

[3] Le prénom Isaac dérive d’un jeu de mot « rire », car Sarah a souri à l’idée d’être mère lors de sa ménopause.

[4] Lekh lekha el-eretz haMoriyah (Gn 22, 2).

[5] En règle générale quand quelqu’un tue son enfant et dit que Dieu le lui a demandé, on le considère fou.

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