Lecture : Josué 10 : 6-15 ; Exode 14 : 10-18

« Gott mit uns » – « Dieu avec nous », ce slogan se trouvait, au moment de la Première Guerre mondiale, sur la boucle des ceinturons des soldats allemands. Ceux-ci étaient convaincus qu’ils livraient une guerre juste et voulue par Dieu. De même, leurs ennemis, de l’autre côté, les Français, les Belges, les Anglais, étaient convaincus qu’ils se battaient pour la juste cause. La légitimation des guerres constitue malheureusement une constance de l’histoire du christianisme. Depuis les croisades jusqu’aux différents conflits qui agitent le Moyen et le Proche-Orient aujourd’hui, l’invocation d’un Dieu, chef de guerre exigeant une soumission totale, a pu se fonder sur de nombreux textes religieux où le thème du Dieu guerrier est loin d’être mineur. Il serait malhonnête de banaliser ces textes en les « spiritualisant » (exemple : Dieu appelle au combat contre l’idolâtrie), tout comme il serait douteux de rejeter le Dieu guerrier de l’Ancien Testament et de l’opposer au Dieu d’amour du Nouveau Testament.

Dans la Bible, les conceptions guerrières et tyranniques de Dieu traversent surtout les livres du Deutéronome et les récits de conquête du livre de Josué, soit des livres qui font partie d’une fresque historique[1]. Rappelons, en premier lieu, qu’à la mort du roi Salomon, le pays qu’il dirigeait fut scindé en deux et qu’il y avait par conséquent deux royaumes hébreux : le Royaume du Nord, aussi appelé Israël, et le Royaume du Sud, aussi appelé Judée. Or, en 722 av. J.-C., le Royaume du Nord est envahi par l’ennemi voisin et toute l’intelligentsia d’Israël[2] est déportée en Assyrie. Au VIIe  siècle avant notre ère, suite à la destruction de la Samarie, Jérusalem connaît en conséquence un essor économique notable, et sa population s’accroît d’une manière considérable. Le règne de Josias constitue probablement le point culminant de ce développement.[3] Ce  roi très pieux déclare que le temple de Jérusalem est le seul sanctuaire légitime du culte de YHWH, ce qui facilite le contrôle du clergé et des impôts. C’est à cette époque de fort nationalisme qu’est rédigée une première version du Deutéronome.

« Ecoute, Israël, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un. Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ton âme » (Dt 6, 4). Cet appel, qui est devenu la confession de foi fondamentale du judaïsme et qui est récité encore aujourd’hui par tous les juifs pratiquants, constitue le cœur du Deutéronome.

Que signifie « tu aimeras l’Eternel » ? Peut-on ordonner l’amour ? N’importe quel amoureux vous dira que c’est impossible. L’amour ne serait être forcé. Apparemment, le verbe « aimer » n’a donc pas ici un sens sentimental ou passionnel. En effet, dans les chapitres 10 et 12 du Deutéronome, l’exhortation à l’amour de Dieu est souvent accompagnée par des verbes comme « craindre », « servir », ou « obéir ». Ces termes appartiennent au champ sémantique de la loyauté et de la soumission. En fait, le traité d’Alliance entre Dieu et Israël est calqué sur les traités de vassalité du Moyen-Orient antique. Nous lisons, par exemple, dans un traité assyrien : « Tu aimeras Assurbanipal, ton roi, comme toi-même… A partir de ce jour, Assurbanipal sera notre roi et notre seigneur. Nous n’installerons ni ne chercherons un autre roi ou un autre seigneur pour nous »[4]. Nous pouvons clairement voir, à l’aide de cet exemple, le parallèle entre les deux textes.

D’ailleurs, si l’on replace le Deutéronome dans le contexte de la domination assyrienne, son message peut se résumer comme suit : oui, Israël a un suzerain à qui il doit fidélité absolue. Pourtant, ce dernier n’est pas le grand roi assyrien Assurbanipal, mais YHWW, le Dieu de son peuple[5]. Ainsi, la reprise d’un modèle assyrien peut prendre une signification subversive, anti-assyrienne. La signification politico-religieuse est qu’Israël ne doit obéissance qu’à Dieu, et à personne d’autre, aussi grand roi soit-il.

Reste néanmoins un problème de taille : ce Dieu est souvent dépeint dans les textes deutéronomistes comme un Dieu guerrier !

Le livre de Josué, dans sa première partie (Jos 1-12), explique au lecteur que l’installation du peuple hébreu dans son pays est due à une conquête militaire où YHWH apparaît comme un chef de guerre ayant comme général Josué. Ce général mène son peuple à de nombreuses victoires qui aboutissent le plus souvent à l’extermination ou à l’expulsion de la population cananéenne. Ici, YHWH se présente clairement comme un dieu guerrier qui est le chef suprême d’un peuple aussi belliqueux que lui. Et ce sont ces textes-là qui sont utilisés aujourd’hui par certains milieux juifs intégristes pour s’opposer au processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, et pour exiger l’expulsion de la population arabe. Cette lecture fondamentaliste du livre de Josué est doublement douteuse : premièrement, elle considère les récits de Josué comme des documents historiques, et deuxièmement, elle obscurcit totalement le fait que l’exaltation d’un dieu guerrier pose un grand problème pour la foi biblique.

En ce qui concerne l’époque dite de l’installation des tribus dans le pays, nous savons aujourd’hui, grâce aux nombreuses fouilles archéologiques effectuées depuis les années 1950, que l’établissement des clans et des tribus qui deviendront Israël est l’aboutissement d’un processus long et complexe, peu conforme à l’image qu’en donnent certains récits de conquête en Josué[6]. Par conséquent, l’établissement du peuple hébreu en Canaan n’est pas le résultat d’une guerre éclair ou d’une invasion menée par une armée venue de l’extérieur.

En présentant le Dieu d’Israël comme un Dieu guerrier qui intervient dans les guerres de son peuple, les auteurs de la Bible ne font pas preuve d’originalité. Cette interprétation est notamment présente chez les Assyriens, et ensuite chez les Babyloniens. Le livre de Josué est donc largement inspiré des textes assyriens pour présenter YHWH comme le Dieu de la conquête.

En période de détresse politique, le schéma usuel est le suivant :

– L’ennemi se place en position d’attaquant contre Israël.

– Réaction d’Israël : découragement, peur, cri vers Dieu.

– Exhortation à ne pas craindre l’ennemi mais à croire en Dieu.

– YHWH sort devant Israël et livre lui-même le combat.

– L’intervention miraculeuse de YHWH provoque la panique chez l’ennemi.

– Ce qui mène à une victoire totale sur les ennemis.

– Ceux-ci sont poursuivis et exterminés jusqu’au dernier rescapé.

En reprenant le modèle assyrien de la conquête, les auteurs de Josué 1-12 ont accentué l’image belliqueuse de YHWH, d’un Dieu qui n’hésite pas à exterminer de manière radicale tous les ennemis d’Israël. Nous pouvons, nous devons même, regretter cette accentuation ; néanmoins, il faut la comprendre dans la situation historique où elle est apparue. Car, les auteurs de Josué poursuivent un but polémique : il s’agit de démontrer que YHWH est plus fort que toutes les divinités de l’Assyrie, qu’elles s’appellent Assur, Adad ou Ishtar.

Nous ne pouvons néanmoins pas nier le poids de l’image d’un Dieu belliqueux dans la Bible. Mais il faut aussi souligner le fait que cette image est contrebalancée par les relectures qui la modifient, voire la critiquent. Lorsque Jérusalem fut détruite par les troupes babyloniennes en 587 av. J.-C., la conception d’un dieu national et guerrier fut profondément ébranlée. Le Dieu qui était supposé combattre pour le peuple a permis que des hordes étrangères détruisent son propre temple. Comment cela était-il possible ?

La conception de la « guerre juste » va ainsi s’altérer, pour laisser place à la foi d’un Dieu qui protège son peuple. En Exode 14, il est donc dit : « C’est Dieu qui combattra pour vous. Et vous, vous resterez tranquilles » (v. 14). Il est demandé au peuple d’Israël de se tenir tranquille. C’est YHWH seul qui combat, Israël n’a rien d’autre à faire qu’à voir et croire. L’auteur insiste ici sur le pouvoir de Dieu dans une situation de crise.

Dieu sauve son peuple, et par extension, il sauve chacun d’entre nous. Lorsque nous sommes attaqués, abusés, opprimés, exploités, nous n’avons pas besoin de devenir violents pour nous défendre. Car Dieu combat pour nous. L’exhortation qui nous est donnée, c’est : « Ne craignez pas […] car cette guerre n’est pas la vôtre, mais celle de Dieu […] Vous n’avez pas à y combattre ; présentez-vous, arrêtez-vous et regardez la victoire de Dieu en votre faveur… » (2 Chroniques 20, 16-17).

La guerre est en quelque sorte subtilisée aux humains. L’image de Dieu guerrier ne sert plus à la justification de la guerre humaine, mais à formuler un espoir en une intervention salutaire de Dieu en faveur de son peuple. Une démarche comparable se retrouve dans la littérature apocalyptique qui tente de décrire les événements précédant la fin du monde. Celle-ci est souvent décrite à l’aide de métaphores guerrières. Au dernier jour, Dieu interviendra pour anéantir les forces du mal qui s’opposent à lui et à son peuple. Le dernier livre de la Bible, l’Apocalypse de Jean, met ainsi en scène un dieu guerrier qui, par son action, protégera son peuple : « De sa bouche sort un glaive acéré pour en frapper les nations. Il les mènera paître avec une verge de fer ; il foulera la cuve où bouillonne le vin de la colère du Dieu Tout-Puissant » (Ap 19, 15). L’image d’un Dieu guerrier est présentée aussi bien dans les textes de l’Ancien que du Nouveau Testament. Il donc erroné de vouloir opposer les deux Testaments.

On ne peut pas nier le fait que les récits de guerre dans lesquels Dieu intervient tiennent une grande place dans la Bible. Le contraire serait d’ailleurs étonnant puisque la guerre a été présente tout au long de l’histoire de l’humanité. Il y a donc eu des chrétiens  pour prêcher l’usage de la « guerre juste ». Lors des deux derniers siècles précédents, le livre de Josué a en outre servi à justifier l’extermination des Indiens d’Amérique ou la supériorité politique des colons blancs en Afrique du Sud lors de l’Apartheid. La seule arme contre une telle utilisation des textes bibliques se trouve dans une étude sérieuse de ces textes.

Il faut se rappeler que la Bible raconte des faits qui relèvent d’une réalité parfaitement humaine. Ainsi la jalousie, la colère, la haine, la guerre, le meurtre, le viol, l’inceste sont décrits dans la Bible au même titre que les gestes d’amour, de pardon, de réparation, de justice restaurative. La violence des textes est ainsi évidente. Les Psaumes, par exemple, expriment la louange et la gratitude, mais sont parfois aussi des hymnes guerriers qui font appel à la vengeance. Les Psaumes, en vérité, sont des prières adressées à Dieu et non le récit d’une violence réelle exercée contre autrui. N’oublions pas que le mal, la force démoniaque, côtoie la possibilité du bien en chacun d’entre nous. Ce qui veut dire qu’il nous faut aussi exorciser nos démons intérieurs, c’est-à-dire le mal que nous ressentons. Et quoi de plus efficace pour le faire que de l’exprimer ? La douleur, la souffrance, la colère, il faut pouvoir l’extérioriser. Si les êtres humains ne sont pas capables d’entendre ce cri de protestation contre le mal et la souffrance – sous prétexte qu’un homme ça ne pleure pas, ou qu’il est malsain de dire ce qui ne va pas parce qu’un chrétien doit toujours être de bonne humeur et sourire benoîtement à tout le monde – la Bible nous dit que l’on peut lancer ce cri d’imprécation en nous adressant directement à Dieu. Dieu écoute, car Il a une grande oreille et un grand cœur. Dieu combat tout le mal pour nous. Il a est la lumière qui éclaire les ténèbres, la victoire quand tout nous accable à la défaite, le seul qui veut réellement notre bien et non notre destruction.

 

Jean-Christophe PERRIN

[1] Fresque qui va de Deutéronome à 2 Rois. Il s’agit du mouvement deutéronomique qui a été rédigé après l’Exil, selon de nombreux exégètes, et qui prône un monothéisme absolu.

[2] L’intelligentsia israélite était composée de fonctionnaires, de scribes, de militaires importants, de prêtres, d’artisans qualifiés. Ces déportés furent utilisés de diverses manières. Certains participèrent à l’urbanisation de l’Assyrie, d’autres furent employés à la cour assyrienne, d’autres encore furent vendus comme esclaves.

[3] La « réforme » de Josias, fut à la fois politique et religieuse. C’est sous son règne que la croyance en un Dieu unique atteint son point culminant.

[4] Traité d’Assurbanipal, vers 650 av. J.-C.

[5] YHWH est le nom imprononçable qui fut donné à Moïse en Exode 3, 14. Quand ce nom est mentionné, les juifs, à la lecture du texte, disent simplement Adonaï (« Seigneur ») ou HaChem, le Nom. Dans certaines Bibles, le nom imprononçable est indiqué par les quatre consonnes, Yod Hé Wo Hé, aussi appelé Tétragramme.

[6] Israël Finkelstein et Neil A. Silberman, La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, Paris, Bayard, 2006.

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