Lecture : Matthieu 1: 1-16 ; Michée 5: 1-5
Quelle est donc la voie qui conduit l’humanité à la paix et au salut ? Si on le demande aux grands « leaders » de l’histoire, ils répondent tous la même chose : le salut de l’homme passe par une mer de sang. Un demi-million de morts gaulois, ce n’est pas trop lourd payer pour régner à Rome, pensait César au 1er siècle avant le Christ ; six millions de victimes pour prix de la révolution, disait Lénine en 1917. Six millions de juifs : c’est le prix de la purification raciale pour Hitler, et cinquante millions de morts pour assurer la marche en avant de l’Allemagne. Ainsi les « grands » de l’histoire pataugent-ils jusqu’aux chevilles, jusqu’aux genoux, jusqu’au cou dans le sang. Pour eux, l’idée qu’ils se faisaient de l’homme était toujours plus importante que l’homme réel, celui-ci n’étant à leurs yeux qu’un matériau taillable à merci en vue de l’homme véritable ; et, le plus souvent, ils n’ont hélas rien fait d’autre que de poursuivre leur idée jusqu’au bout, jusqu’à l’absurde le plus total. En dépit de quoi, le seul dogme en lequel semble encore croire l’humanité aujourd’hui, c’est que tous les moyens sont permis pour atteindre l’état idéal dont on rêve, qu’il n’y a jamais de prix trop élevé à payer, et que la fin justifie finalement tous les moyens.
La Bible contient elle aussi son lot d’horreurs : guerres, meurtres, fratricides, pillages y sont racontés avec une certaine complaisance. Pour Dieu, en revanche, ceux qui comptent, ce ne sont pas les gens « grands » et « importants », mais le peuple des « petits », des laissé-pour-compte. Nous le voyons dans la généalogie de Jésus que donne l’évangile de Matthieu: la plupart des noms que nous y lisons nous sont pratiquement inconnus, à l’exception de quelques-uns comme Abraham, David, ou Salomon.
Une autre chose mérite notre attention dans la généalogie que dresse Matthieu, à savoir qu’à côté des patriarches et des rois, celle-ci mentionne aussi cinq femmes : Tamar, Rachel, Ruth, Bethsabée et Marie. Tamar était la bru de Juda qui, parce que son beau-père ne lui avait pas donné son fils en mariage, s’était déguisée en prostituée pour que celui-ci couche avec elle et lui donne un fils. Rahab était la prostituée qui permit aux deux espions israélites de pénétrer en Jéricho et d’obtenir les plans de la ville afin que celle-ci tombe entre les mains des Hébreux. Ruth était une étrangère, du pays de Moab, qui sacrifia tout ce qu’elle avait – sa famille, sa religion, ses coutumes –, afin de suivre sa belle-mère. Par la suite, Ruth épousa Boaz et devint la grand-mère du roi David. Bethsabée était la femme d’Urie que David désira : de leur union naquit Salomon. Quant à Marie, elle n’était qu’une simple villageoise qui tomba enceinte sans que Joseph, son époux, ne l’ait touchée. Toutes ces femmes auraient été jugées immorales par les auteurs bibliques, si ce n’était pour la volonté divine qui désirait inscrire la venue du Messie dans une histoire pleine d’humanité. Tamar, en effet, est coupable d’inceste ; Rahab était une prostituée ; Ruth était une étrangère, c’est-à-dire qu’elle adorait des dieux étrangers ; Bethsabée fut coupable d’adultère ; et Marie était une fille-mère. Il n’y a rien de glorieux dans tout cela. Mais c’est justement cela qui fait la grandeur de Dieu : Il accepte ce qu’il y a de plus simple, de plus bas, de plus banal, pour en faire l’œuvre de son salut, du salut de l’humanité toute entière.
Dans la Nature elle-même, ce qui est grand ce sont les petites choses : le souffle de l’air, le frissonnement de l’eau, le vert de l’herbe, le scintillement des étoiles. Ne sont pas grands les phénomènes qui nous effraient tant : l’orage qui éclate, l’éclair qui fend les arbres, l’ouragan qui cause l’incendie, les montagnes qui crachent le feu, le tremblement de terre qui secoue les pays. Tous ces phénomènes ne sont pas plus grands, mais en fait moindres, car ils n’existent que comme effets d’une loi supérieure ; ils se produisent en des lieux singuliers et sont effets de causes simples. La force qui soulève le lait dans le pot de la pauvre femme est aussi celle qui pousse la lave dans la montagne crachant le feu, et qui la fait glisser sur ses flancs. Ces phénomènes sont simplement plus frappants ; ils attirent le regard qui n’y connaît rien. Celui qui au contraire considère de plus près les hommes et les choses, autrement dit qui les regarde de façon plus attentive, avec plus d’intelligence et d’amour, rencontrera le « grand » précisément dans ce qui est apparemment caché et sans importance.
Le poète Homère a fait de ses héros devant Troie des « grands », et on a toujours l’impression que n’ont de valeur que les déchaînements passionnés des affects humains et des forces corporelles. Ce qui compte, c’est la rancœur d’Achille, sa vengeance sur Hector, la dispute sans fin entre les dieux, la disparition des villes et de royaumes entiers. Voilà comment nous considérons les héros. Les grands noms dans l’histoire humaine sont pour nous aussi César, Alexandre, Charlemagne, Napoléon, Mao, Hitler, Mussolini. On oublie volontiers le nom de tous ces pauvres guerriers qui sont morts sur les champs de bataille, de ce soldat inconnu à qui les présidents français rendent d’ailleurs à l’occasion un hommage.
En fait, dans l’histoire réelle, il ne se passerait rien s’il n’y avait la patiente maturation du grain dans les champs, l’infatigable activité des insectes butinant les fleurs et les arbres, le souffle continu du vent, l’art du potier et du forgeron, la curiosité de l’enfant qui apprend, la grâce de la jeune fille souriante et le tranquille courage du vieillard devenu sage. Qui gagne les batailles au quotidien ? Ce ne sont pas les valeureux guerriers qui font couler beaucoup de sang, mais les heures et les jours d’attente de l’amoureux tendu vers les retrouvailles, l’espoir brisé sur la tombe de celui qui est mort trop tôt, la joie devant la vie qui s’éveille, le combat sans gloire contre la maladie et la solitude, les songes pleins de désir d’une promesse pressentie, mais jamais accomplie, ou la fierté tardive d’avoir pu supporter tant de souffrances tout au long d’une vie de privations. Si on y regarde de plus près, il n’est pas une seule vie qui ne mérite qu’on en fasse la biographie.
Il peut certes être « grand » de mourir en héros pour sa patrie, ou de réussir à bâtir un empire financier. Mais combien plus profond faut-il descendre pour rencontrer le Dieu qui ne se révèle ni dans l’orage, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais de préférence dans le « bruit d’une brise légère » (1 Rois 19, 2). Ce qui définit les poètes et les prophètes, c’est leur art de l’entendre là où il se cache, de préférence dans le secret. Ils savent découvrir Dieu à l’œuvre en feuilletant un album de photos recouvrant trois générations, être à l’écoute d’une histoire de personnes qui n’ont peut-être encore jamais eu la moindre occasion de s’exprimer, regarder les bâtiments d’une ville dont les portes, les granges, les rues et les places de marché offrent encore le reflet de dix générations, et se laissent aller à rêver en retrouvant le nom de ceux qui forment l’immense pont du temps conduisant jusqu’à nous, nous qui ne sommes nous-mêmes qu’un point de passage dans le grand mouvement de houle de l’existence, de la vie et de la mort, de la montée et de la retombée des âges.
Sans cette méditation pleine de reconnaissance pour la bénédiction que fut la grandeur cachée de tant de petits, de tant de gens extraordinaires dans leur très grande banalité, de tant de fortes personnalités dans leur apparente insignifiance, comment comprendre l’irruption du divin dans notre vie, comment percevoir l’arrivée de Jésus, « vrai roi » de ce monde (Matthieu 1, 1) ? Que signifierait même ce Dieu fait homme qui ne serait pas à la portée de tous ? Si Jésus était né dans une famille de rois ou qu’il était devenu un chef de guerre très puissant, qui d’entre nous pourrait penser que sa vie a aujourd’hui de l’importance ?
La véritable historiographie, c’est la poésie qui sait conter les vies qui furent apparemment si « petites ». Elle consiste à révéler les aspirations et les espoirs cachés de l’homme, leurs quêtes et leurs erreurs, leurs heures, si rares, de vrai bonheur et leurs recherches tâtonnantes pour déchiffre leur destinée dans les étoiles. Il faut vraiment aimer les hommes, ou au moins quelques-uns, pour percevoir leur vie comme une grande poésie divine, comme un fragment de la « généalogie » du Messie, comme ce lieu où l’arrivée de Dieu a lieu au présent.
Jean-Christophe PERRIN