Lecture : Nombres 11.25-29 ; Marc 9.38-47

I. La foi nécessite une rencontre personnelle avec Dieu

Les chapitres 8 et 9 de l’évangile de Marc dessinent le visage de la communauté des disciples que Jésus appelle et assemble. Appeler, assembler, rassembler : telle est l’étymologie du mot Eglise. Cette étymologie n’implique ni un système doctrinal qui s’imposerait à tous, ni une hiérarchie qui parlerait à la place des fidèles, ni un magistère qui détiendrait la vérité de la part de Dieu, ni une institution dont les frontières précises et immuables garantiraient l’unité. L’étymologie du mot Eglise renvoie à la Parole qui appelle et qui rassemble.

L’Eglise dont il est question ici ne se définit pas par sa puissance, mais par le service de chacun de ses membres. Il ne s’agit pas d’une institution fermée mais d’une communauté ouverte. Moïse voulait que tout le peuple devienne prophète. Il envisageait le prototype d’une humanité nouvelle qui puisse embrasser toutes les nations. De la même manière, la mission que donne Jésus à ses disciples ne les institue pas dans une exclusivité. Cela ne fait pas d’eux les propriétaires exclusifs de la foi. L’élection que Dieu a faite de son peuple ne les rend pas propriétaire de Dieu. De même l’élection que Jésus-Christ a faite de ses disciples ne leur donne pas l’autorisation de fermer les portes de l’Eglise.

Les disciples ont du mal à le comprendre. Les passages précédents, dans l’évangile de Marc, le prouvent bien. Pierre en premier, après avoir fait une belle confession de foi déclarant Jésus le Messie et le Fils de Dieu, ne comprend pas ce que cela implique réellement (Mc 8.30). Ses condisciples accumulent les bévues, en se demandant, par exemple, qui est le plus grand parmi eux (Mc 9.33-35). Ils n’arrivent pas à changer de vie, à modifier leurs relations entre eux, avec les autres et avec Dieu. Ils furent eux-mêmes incapables de libérer un enfant possédé de la maladie (Mc 9.14-29). Et voici que quelques jours plus tard, ils veulent empêcher un homme qui guérit au nom du Christ – c’est-à-dire qui réussit là où ils ont échoué, simplement parce qu’il ne fait pas partie de leur groupe. C’est déjà l’Eglise officielle incapable de reconnaître le Christ à l’œuvre en dehors d’elle.

L’interlocuteur de Jésus est Jean. Celui-ci semble convaincu d’avoir parfaitement compris l’enseignement de son maître et de détenir la bonne doctrine. Pourtant Jésus ne confirme pas ce qu’il dit, mais évoque, face à un raisonnement logique, un simple fait : c’est que l’homme chasse les démons. Jean a tout vu, sauf ce fait même !

Ne pas voir que l’homme chasse effectivement les démons apparaît d’une exceptionnelle gravité, si l’on réalise que la scène rapportée ici a de redoutables parallèles. Et pour citer le plus significatif, celui où les Pharisiens ne voient ni la souffrance d’un infirme, ni le miracle de sa guérison. Ils ne voient qu’une chose, c’est que Jésus viole le sabbat (Mc 3.1-6).

L’exorciste, certes, ne s’est pas manifesté comme son disciple. Mais Jésus considère avant tout l’homme et ce qu’il fait. Il constate qu’un homme qui ne le suit pas chasse les démons. Or comme Satan ne peut chasser Satan, c’est donc qu’il s’agit de la volonté de Dieu. Jésus sait, pour sa part, que l’Esprit de Dieu souffle où Il veut.

Nous refusons souvent d’admettre que les gens qui ne nous suivent pas aient quelque chose à dire sur le Seigneur que nous suivons, nous. Comme les Douze, nous croyons nécessaire de défendre le nom de Jésus, sans réaliser que nous ne défendons que le monopole que nous entendons avoir sur lui. Après vingt siècles, nous n’avons pas commencé d’apprendre que le Royaume de Dieu est réellement plus grand que son Eglise.

Catholiques, orthodoxes, protestants réformés ou évangéliques, nous sommes tous chrétiens, mais nous disons des autres : « ils ne sont pas comme nous ». Certains vont même jusqu’à pousser l’impertinence de dire que ceux qui ne font pas partie de leur groupe ne sont pas chrétiens ! Si nous pensons de la sorte, c’est que nous nous crispons sur des identités que nous cherchons à défendre ou à restaurer. Nous nous réclamons alors d’une Eglise qui renforce les règles et les limites, qui fustige et qui juge celles et ceux du dehors. Jésus dit pourtant : « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous » (9.40). Ce qui veut dire que l’on peut être en communion secrète avec le Christ et à l’écoute de sa Parole sans appartenir à aucune Eglise.

Ce qui est premier, ce n’est pas l’Eglise comme rassemblement, mais c’est la Parole qui la rassemble. L’Eglise n’advient que par la Parole et ne se rend visible que dans le service de cette Parole. Jésus n’appelle pas ses disciples pour constituer un groupe fermé sur lui-même, mais il les invite à se mettre en route au service de l’Evangile, par leur action et leurs paroles.

L’épisode de l’exorciste étranger nous révèle que les chrétiens ne sont pas tous dans les églises visiblement organisées. Calvin parlait d’ailleurs d’une Eglise invisible, laquelle rassemblerait tous les croyants. Face aux tentations autoritaires qui voudraient confisquer la Parole et régenter les consciences, nous devons ainsi avoir la conviction qu’aucune église particulière ne peut prétendre délimiter l’Eglise de Jésus-Christ, car Dieu seul connaît ceux qui lui appartiennent. L’important n’est pas de savoir où est l’Eglise, mais d’être là où se tient le Christ et de marcher à sa suite.

II. La nécessité de l’Eglise

Nous avons vu que le point de départ de la foi n’est pas dans l’appartenance à une Eglise mais dans la rencontre personnelle avec le Christ. Cependant, nous ne pouvons nous cantonner dans un individualisme forcené et, du coup, à une invisibilité de l’Eglise qui ne serait qu’un alibi à nos démissions. Si la dimension individuelle de la foi est indépassable, elle ouvre aussi sur un vivre ensemble ecclésial en vue du ressourcement, du témoignage et du service.

La première chose que nous offre l’Eglise est la possibilité de l’écoute. C’est qu’en effet, on oublie souvent qu’écouter est plus important que parler. Nous oublions la chance que nous avons, au moins une fois par semaine, de nous nourrir d’une Parole qui vient d’ailleurs. Bien sûr, l’écoute ne suffit pas pour former une Eglise. Il faut aussi avoir le désir d’annoncer la Parole aux autres, de ne pas garder pour nous l’Evangile, mais de le proclamer au monde. Après l’écoute de la Parole de Dieu, donc l’annonce. Enfin vient le service. La proclamation par Jésus de la Bonne Nouvelle est inséparable de sa mise en œuvre. Lui-même a guéri des malades, accueilli des étrangers et œuvré pour la réinsertion sociale des exclus de la société et des laissés-pour-compte. Il a instruit les foules, les a nourris personnellement, et a livré un enseignement d’une grande sagesse à ses disciples. A notre tour, maintenant, Jésus nous appelle à servir, à nous rendre disponible pour que l’Eglise soit présente et vivante au sein de la société. Le terme de communion nomme adéquatement cette démarche, car la communion c’est littéralement un appel à « mettre en commun » nos richesses différentes.

Notre préoccupation pour l’Eglise nous oblige également à nous poser des questions très embarrassantes. Pour quelle raison les gens boudent-ils nos églises ? Pourquoi ont-ils une telle répugnance à venir aux cultes le dimanche matin ? Pourquoi nos propres paroissiens ne sont pas assidus à de telles rencontres ? Qu’avons-nous fait pour rendre nos églises si rébarbatives pour une majorité de « chrétiens invisibles » ?

Je n’ai pas la prétention de savoir comment répondre à ces questions. Mais peut-être devrions-nous retourner à notre méditation et nous demander si nous pratiquons vraiment la « théologie du verre d’eau ». Jésus dit : « Quiconque vous donnera à boire un verre d’eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense » (9.41). Cela signifie que nous devrions améliorer notre accueil, d’être bien sûr capable d’offrir un verre d’eau à tous ceux qui viennent pour la première fois dans notre Eglise, mais encore de leur accorder aussi un sourire, une oreille attentive, de la chaleur humaine, de nous occuper réellement d’eux, de nous soucier de leur bien-être. Je ne sais pas si cette attitude attirera automatiquement des gens à notre temple, mais il est certain que cela pourrait y contribuer.

Il n’est pas inutile de répéter que l’Eglise est un lieu privilégié d’écoute, de partage et de débat, bref un lieu d’apprentissage dans la réciprocité. Cela veut dire que l’on peut se laisser surprendre et changer son point de vue. L’Evangile a le pouvoir de surmonter les fossés qui existent entre les générations, les classes sociales, les milieux différents. Cela est particulièrement important dans un monde éclaté où la pathologie de la communication est si grande et le poids de la solitude si lourd…

III. Le scandale divise l’Eglise

En grec, le terme skandalos, qui donne en français le mot « scandale », désigne une petite pierre sur laquelle le pied trébuche. Dans ce passage de l’évangile de Marc, c’est la pierre d’achoppement qui fait trébucher sur le chemin du Royaume. Ouvrir la route à un frère, cela implique de bien le connaître et ne pas lui faire obstacle par notre intolérance ou nos remontrances.

L’hyperbole des mains coupées et des yeux arrachés ne doit pas être prise à la lettre, mais signifie que l’on doit prendre sur soi la responsabilité de la souffrance d’autrui. Si quelqu’un quitte l’église après un différend avec nous, nous en sommes responsables. Il ne s’agit pas de s’arracher les yeux (ou les cheveux) dans une telle circonstance, mais de se demander si on aurait pu éviter cela en traitant mieux notre interlocuteur, c’est-à-dire en pratiquant encore et toujours mieux « l’accueil du verre d’eau ».

Ce texte de l’évangile de Marc invite à élargir l’espace de notre tente, à élargir l’espace de notre cœur, à faire en sorte que les Eglises ne soient pas des lieux clos où n’habitent que des semblables, mais des espaces ouverts où sans cesse pourront être reprises les interrogations qui habitent nos vies, qui tourmentent et déchirent notre histoire, où peuvent être mis en commun nos rêves et nos espoirs. Il nous incite aussi à ne pas amputer l’Eglise en la privant de nos mains pour la servir, de nos yeux pour la guider, de nos langues pour annoncer au monde la Bonne Nouvelle. Le Corps du Christ, c’est nous tous, et si nous nous coupons de la communauté pour rester dans notre coin, alors l’Eglise n’est plus qu’un grand Corps malade.

JC PERRIN

Catégories : Prédication