Lecture : Luc 10, 25-27 ; Jean 15, 6-14

Le message du Christ, dans son ensemble, est essentiellement un message d’amour. Agapê, « l’amour » que l’on traduit aussi par « charité », est un terme tardivement introduit en grec par les premiers auteurs chrétiens. Rien ne désignait auparavant cet amour qui se donne à tous, sans contrepartie et sans même considérer la valeur de ce qu’il donne, parce que cette façon de faire n’existait tout simplement pas dans le monde antique.

Quoi qu’il en soit, l’amour du prochain se présente comme une tâche ardue, qui ne va pas de soi. Aimer mon prochain autant que moi ? Est-ce là seulement quelque chose de possible ? Et pourquoi lui accorderais-je ce privilège, à lui qui peut-être me déteste ? Pourtant, même si l’amour du prochain a fait l’objet de nombreuses critiques, nous allons voir que celles-ci restent hermétiques à ce à quoi il invite vraiment.

Freud, dans son Malaise dans la civilisation, consacre un chapitre entier au commandement qui prescrit d’aimer son prochain comme soi-même. Précepte fondamental en Occident de la vie civilisée, il est paradoxalement contraire aux valeurs que la civilisation promeut que sont l’intérêt personnel, la liberté individuelle et la recherche du bonheur égoïste. N’aime-t-on pas en effet autrui pour ses qualités personnelles ? Ce que j’admire en l’autre n’est-il pas ce qui, pour moi, lui donne aussi sa valeur ? Or le Christ nous enjoint non seulement d’aimer l’autre peu aimable, mais de l’aimer autant que je m’aime moi-même. Le père de la psychanalyse s’inscrit en faux contre cet enseignement. Pour lui, « l’homme n’est pas un être doux, en constant besoin d’amour […] mais il compte à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression ». Ce penchant à l’agression, Freud le croit cependant incompatible avec la vie en société, et c’est pour cela qu’il doit être refoulé. Quand les gens se montrent agressifs, comme parfois on le voit dans la vie quotidienne, c’est le vivre-ensemble qui est menacé. Il nous faut donc maîtriser nos pulsions pour vivre en paix avec les autres, c’est ce qu’on appelle être « civilisé ». Par l’observance du précepte qui nous commande d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, nous avons, conclut Freud, échangé une part de notre bonheur égoïste contre une part de sécurité : nous avons substitué la moralité à l’instinct de survie. La civilisation n’est donc possible que grâce à un effacement de soi.

Nietzsche, pour sa part, se livre à la critique des mobiles qui érigent l’amour du prochain en précepte vertueux et il conclut que cet amour de l’autre est une morale de faibles et de lâches. « Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis : votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes. Vous allez vers le prochain afin de vous fuir vous-mêmes et de cela vous voudriez faire une vertu : mais je perçois clairement la nature de votre ‘‘désintéressement’’. […] Est-ce que je vous conseille l’amour du prochain ? Nullement. Je vous conseillerai plutôt la fuite du prochain et l’amour du lointain ! Je ne vous enseigne pas le prochain, mais l’ami[1] ».

Freud et Nietzsche – ces deux « philosophes du soupçon », comme les appelait le philosophe protestant Paul Ricœur –, conçoivent tous les deux l’amour du prochain comme une chose contre-nature. L’un y voit l’avantage de la sécurité sociale, l’autre la haine de soi. Dans un cas comme dans l’autre, c’est « soi-même » qui est nié.

Aimer l’autre plus que soi-même, au détriment de sa propre personne, c’est ça qu’a demandé le Nazaréen ? Avant de répondre, je pense que cela demande réflexion. Nietzsche, que nous venons de citer, transforme le commandement évangélique en son contraire en disant : « tu t’aimeras toi-même comme le plus lointain ». Ce contresens est très proche de Simone Weil qui commente ainsi l’amour du prochain : « Aimer un étranger comme soi-même implique en contrepartie de s’aimer soi-même comme un étranger »[2]. Le prochain, l’étranger et le lointain sont en réalité interchangeables dès lors que leur amour trouve comme contrepartie un amour de soi libéré de l’ego. Jésus ne dit donc pas qu’il faut s’oublier soi-même au profit de l’autre, mais il nous demande d’accéder à un amour plus large, plus englobant, que le « soi-même ». Même du point de vue nietzschéen, ce qui est discrédité comme la « haine de soi », dans ce qu’il croit motiver l’amour du prochain, est au fond le trop grand cas que l’ego fait de lui-même, de sa sécurité et de son confort narcissique.

S’aimer soi-même comme un étranger, ou comme le prochain, ou comme le plus lointain, implique de s’aimer comme un autre[3]. L’amour du prochain est en cela le chemin vers un amour de soi qui laisse place à la véritable intention du message christique, qui est d’exclure de l’amour de soi toute rémanence d’amour-propre. Tel est le sens qu’il faut donner à l’amour qui se donne jusqu’à la mort. La vraie mort, c’est la séparation de l’âme et de Dieu. En revanche, le Christ présente la mort dans une toute autre perspective. L’Evangile enseigne une mort à soi-même, en vue d’une nouvelle naissance. Qui est né en Christ, par le baptême, est mort à soi-même. Le « vieil homme est mort », selon Paul. Par la deuxième naissance, par le baptême, le chrétien est un « nouveau-né ». Né de Dieu, il doit dès lors se comporter comme un enfant du Père céleste. Il n’a pas à refouler ses pulsions d’agressivité, comme le stipulait Freud, mais il lui incombe de les sublimer en Dieu par le service envers les autres.

« Donner sa vie pour autrui », cela veut dire se défaire de son ego terrestre, non pas mourir physiquement. Jésus n’est pas masochiste. Il n’est pas non plus l’un de ces fanatiques qui prônent le martyr au nom de Dieu. Son message, ce n’est pas mourir, mais c’est apprendre à vivre. Relisez les évangiles et vous constaterez que Jésus aime la vie, qu’il exalte la vie sous toutes ses formes : la vie naturelle et surnaturelle, la vie physique, psychique et mystique. Il lance un appel à la vie, à la vie surabondante, à la vie éternelle, à la vie divine. Il évoque la plénitude de vie, ici et maintenant et non juste dans l’au-delà. Apprendre à mourir aux illusions de l’ego et à vivre en Christ, tel est l’enseignement.

Jean-Christophe PERRIN


[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

[2] Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce.

[3] Un autre que l’on ne connaît pas, telle est l’idée générale. L’être spirituel, l’enfant de Dieu que nous sommes, nous devons le découvrir. Pour l’instant, nous en ignorons l’existence et nous pensons et agissons comme des êtres humains limités et conditionnés par leur nature imparfaite.

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