Lecture : Ez 34 : 1-11 ; Jn 10 : 1-18

Le thème du berger est récurrent dans l’Ancien Testament. Le Psalmiste confesse : « le Seigneur est mon berger » (Ps 23.1). Pour Esaïe (40.11), Dieu fait paître son troupeau (Israël) comme le fait un bon berger. Dieu confie, comme par procuration, cette fonction à David (Ps 78.70-71) ou aux chefs du peuple. Mais comme les chefs religieux ont souvent été infidèles,  le Seigneur décida de reprendre lui-même soin du troupeau (Ez 34 : 11).

Au premier siècle de notre ère, la figure du Berger a été utilisée  pour décrire le Messie qui devait venir. D’après les évangiles synoptiques (Mc 6.34 et parallèles) Jésus, reprenant les termes d’une prophétie de Michée (1 R 22.17), prend pitié de la foule des juifs car ils étaient des brebis sans berger. Et on se souvient aussi de la parabole de la brebis perdue (Mt 18).

Dans ce passage du 4° évangile, le message est clair : Jésus est le bon pasteur, le berger qui est autorisé par Dieu à prendre soin du troupeau tout entier. Ce message est très réconfortant pour nous qui en faisons la lecture aujourd’hui. Car si Jésus est un berger dont l’amour est infini, il n’est que de se compter parmi les brebis de son troupeau pour que tout aille bien. Pourtant, à regarder le texte de plus près, le propos n’est pas si limpide.

Tout d’abord, si le Bon Berger est prêt à donner sa vie pour ses brebis, que deviennent ces brebis une fois le Berger mort ? Qui les protégera alors des loups, de ces animaux féroces qui ont peut-être d’ailleurs tué le Berger ?

D’autre part, si l’une des fonctions du berger est de rassembler le troupeau, de les réunir, ici nous lisons que le Pasteur appelle les brebis pour les pousser dehors ! Et quand il les a toutes expulsées, il marche à leurs têtes ! Nous aimerions sans doute que le Berger garde ses brebis dans une petite bergerie sans problème. Mais ici Jésus affirme le contraire : la vie des brebis ne commence que si elles sortent vers le monde. Ce n’est pas dans la sécurité de l’enclos que réside notre soumission au Christ, même si cet enclos c’est l’Eglise. Vivre, c’est être mis dehors par la force de l’Evangile, c’est être envoyé en mission.

En d’autres termes, Jésus nous conduit et nous ordonne de devenir à notre tour des bergers, comme il l’a dit à Pierre après Pâques : « M’aimes-tu ? Alors occupes-toi de mes brebis » (Jn 21 : 15-17). Si nous appliquons cette instruction à notre vie, alors il nous faut nous demander : comment suis-je un bon pasteur pour d’autres ? Autrement dit, comment est-ce que je prends soin de ceux et celles que le Seigneur me confie et comment est-ce que je les guide ?

Le texte suggère ainsi un double mouvement : un qui consiste à recevoir et l’autre qui consiste à donner. Nous pensons le plus souvent qu’il est plus facile de recevoir que de donner. Mais ni l’un ni l’autre n’est évident. Si je suis honnête, force est pour moi d’admettre que dans ma vie je n’ai pas toujours reçu le Bon Berger. A certains moments de ma vie, j’ai écouté sa voix  et je l’ai suivie. Mais à d’autres moments je ne l’ai pas entendue, par orgueil, ou par distraction, ou pour  n’importe quelle autre raison, et je me suis égaré.

Chose certaine : nous n’aimons pas être comparés à des brebis, c’est-à-dire à un animal qui broute et qui bêle et qui suit bêtement les autres. Nous sommes fiers de notre savoir, de notre individualité, de ce qui nous rend différent des autres. Nous refusons donc de suivre un Maître  aveuglément, sans possibilité de choisir, avec pour seule raison l’obligation d’obéir. Notre liberté, c’est ce que nous avons de plus précieux. Et il est d’autant plus  pénible pour notre ego de nous reconnaître comme une brebis perdue, une brebis blessée, ou une brebis galeuse. Car il faut alors pouvoir accepter d’être guidé, soigné, accueilli. Et nous ne voulons pas que l’on nous prenne en pitié.

Il n’est pas simple non plus d’être un berger, d’être un pasteur au service du troupeau. Jésus est le seul Pasteur, le vrai Pasteur. Mais il nous ordonne aussi d’être des pasteurs. L’Envoyé de Dieu devient ainsi l’Envoyeur, celui qui envoie ses disciples en mission. Le pasteur n’assume son rôle qu’à la suite du Christ qui lui a confié cette double mission d’annoncer la Parole et de veiller à l’unité de l’Eglise. Il n’est pas lui-même le Christ, ni même son représentant le plus fidèle.

Mais l’humain étant ce qu’il est, il arrive que soit projeté un idéal sur la personne du pasteur. Le pasteur n’est alors plus ce qu’il est, mais ce qu’il « devrait être » : non seulement un idéal de vertus et de qualités humaines, mais on s’attend aussi à ce qu’il soit expert dans tous les domaines : l’animation, la gestion, la psychologie, le bricolage, etc. etc.

Or si le pasteur a des qualités, il est normal qu’il ait aussi des défauts, car autrement il ne serait pas humain. Ou alors il serait le Christ. Mais l’histoire nous a montré que Jésus lui-même ne fût pas à la hauteur des attentes de ses concitoyens. On attendait le Super-Christ et il est venu, monté sur un ânon. Ensuite, cela a vraiment très mal tourné pour lui. De la même manière, à force d’en demander trop au pasteur, il arrive que cela tourne mal pour lui.

Il ne sert à rien de nier que, même parmi nous, il y a des conflits. Certains prétendent que dans l’église il ne saurait y avoir de conflits, car ça n’est pas très chrétien. Mais c’est ignorer l’Ecriture qui raconte, par exemple dans les Actes des Apôtres, que dès la première génération il y eut de graves conflits au sein de la communauté. Nier tout conflit, sous prétexte que dans l’église il n’y en a pas, c’est confondre l’Eglise et le Royaume. Constamment des tensions et des contradictions traversent l’existence humaine, et aucun de nous n’y échappe. Au sein d’une communauté, nous sommes tiraillés entre des désirs contraires, entre des besoins opposés, entre des aspirations incompatibles. Tout cela génère des conflits qui, selon le cas, nous stimulent, nous dynamisent, ou nous abattent et nous déchirent.

L’être humain est d’ailleurs ainsi fait que même en lui-même se joue l’ambivalence. Chaque fois que nous allons en un sens, que nous prenons une option, le sens et l’option inverses se rappellent à nous. Nous oscillons ainsi entre humilité et ambition, entre indépendance ou engagement, entre la bête du troupeau et celui qui le dirige. Nous avons souvent du mal à choisir, à concilier nos tendances contradictoires qui nous poussent à ne vouloir être ni solidaires ni solitaires.

Nous tenons à notre autonomie, à notre jugement personnel, à notre capacité de décider par nous-mêmes, de nous déterminer librement. Et nous voulons aussi appartenir à un groupe, à être entre amis, à créer une famille, à communier dans la fraternité, car nous ne pouvons envisager de vivre seuls. Cette ambivalence traduit ce souhait profond et impossible de faire à la fois partie d’un ensemble tout en restant à part, de vivre une relation forte sans se plier, de ne jamais cesser de dire « je » et de parler en son seul nom personnel, tout en ayant la possibilité d’exprimer et d’incarner un « nous », de porter un discours commun.

S’il est donc difficile d’être une brebis, il est tout aussi difficile d’être un berger. Que dire alors d’incarner les deux ? Car Jésus, qui est le Bon Berger, est aussi un mouton. Selon le Baptiste : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ». Et Esaïe dit qu’il était doux et paisible, « comme un mouton que l’on conduit à l’abattoir » (Es. 53 : 7). Il est le Berger qui donne sa vie pour ses brebis. Il a le pouvoir de se déposséder de sa vie et de la reprendre. Encore une fois, nous retrouvons ce double mouvement qui consiste à donner et à recevoir. En donnant sa vie, le berger expose ses brebis au danger. Mais s’il meurt, c’est pour vivre à nouveau, en raison de l’amour que lui porte le Père. Et c’est nous, ses brebis, qui recevons de lui ce don de vie, ce don qui fructifiera dans le Royaume, là où il n’y aura plus aucune crainte, car alors « le loup vivra avec l’agneau » (Es. 11 : 6).

Le Berger est dit « bon » car il connaît ses brebis, il les appelle chacune par son nom. Nous trouvons aussi ces mêmes paroles dans l’Ancien Testament. En effet, Dieu dit, par la bouche du prophète : « Ne crains rien, car je t’ai racheté. Je t’appelle par ton nom, tu es à moi ! » (Es. 43 : 1). Chaque brebis est ainsi appelée individuellement et cet appel va de pair avec l’appartenance au berger. La connaissance qui unit Jésus aux brebis est en définitive amour. « Je suis, moi, le bon berger. Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, tout comme le Père me connaît et que moi je connais le Père ».

Apparaissent ici plusieurs thèmes importants de l’évangile de Jean, à savoir : la foi, la connaissance, l’union de Jésus avec le Père et des disciples avec le Fils. Bien que le verbe croire ne figure pas dans ce passage, ce qui caractérise les brebis est l’adhésion au Berger, depuis la voix qu’elles écoutent jusqu’à la connaissance réciproque reflétant celle qui unit le Père et Jésus. La vie est promise, surabondante, et elle est communiquée à toutes les brebis fidèles au Berger. La vie qu’il leur donne est bonne, car elle est remplie d’amour. C’est de la connaissance de cet amour dont il est ici question.

Or cet amour est sans limite, ce qui veut dire qu’il s’adresse à tous. Jésus annonce qu’il rassemblera sous sa houlette un troupeau auquel appartiendront bien d’«autres» brebis. « J’ai encore d’autres brebis, qui ne proviennent pas de cet enclos ; celles-là aussi il me faut les conduire, et elles écouteront ma voix et il y aura un seul troupeau, un seul Berger ». Le salut est universel. Il ne concerne pas seulement le peuple de Dieu, que ce peuple soit Israël ou l’Eglise, mais le monde entier.

Le Christ nous enjoint d’aller chercher les brebis perdues parmi les peuples et de les ramener au troupeau du Bon Berger. Il nous ordonne de ne pas être seulement des moutons mais à  faire aussi figure de pasteurs auprès des hommes.

Jésus nous dit : « Allez chez tous les peuples pour que les gens deviennent mes disciples. Baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Apprenez-leur à obéir à tous les commandements que je vois ai donnés. Et moi, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde » (Mt 28 : 19-20).

JC PERRIN

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