Lecture : Marc 8: 27-38

Dans les environs de Césarée de Philippe, Jésus interroge ses disciples : « Qui suis-je au dire des hommes ? ». Jésus connaît les réponses des humains et il sait qu’elles sont contradictoires. Ce qui lui importe, c’est de savoir ce qu’en pensent ses disciples. Mais les réponses de ces derniers restent partagées : Jean le Baptiste ? Elie ? L’un des prophètes ?

C’est alors qu’il les questionne directement : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ». Il ne s’agit plus de se faire l’écho de ce que disent les gens, mais de s’engager personnellement. Prenant la parole, Pierre répond : « Tu es le Christ ».  L’évangile de Matthieu rajoute « le Fils du Dieu vivant » et Jésus lui dit : « Heureux es-tu, Simon, fils de Jonas ; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les cieux », avant de conclure : « Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église et je te donnerai les clés du royaume des cieux » (Matthieu 16, 16-18)[1].

C’est sur cette parole du Christ que se fonde l’institution papale. Si vous vous rendez à Rome et que vous visitez la basilique Saint Pierre, vous verrez, à l’intérieur de la plus grande église de la chrétienté, à la croisée du transept, la statue de Pierre surmontée par un baldaquin de bronze, haut de 29 mètres, richement décoré, avec quatre colonnes torsadées, qui protège l’autel et le tombeau présumé de Pierre. Au-dessus du baldaquin s’élève la majestueuse coupole réalisée par Giuseppe Cesari. L’inscription en latin à la base de la coupole indique : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église et je te donnerai les clés du royaume des cieux »[2]. C’est là que réside l’origine des papes et de la papauté.

Pour les protestants, cependant, la lecture de la phrase « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église » est difficile à recevoir littéralement, car elle affirme le primat de Pierre sur les autres apôtres et surtout comme fondement de l’Église du Christ. Pour les catholiques, Pierre est bien le fondateur de l’Église « une, sainte, apostolique et romaine ». De plus il lui a été donné ainsi qu’à ses successeurs les clés du Royaume et donc la possibilité de déclarer ce qui est vrai ou faux au Royaume au nom de Jésus. Pierre est, pour eux, le premier pape, et la succession apostolique commencée par lui se poursuit de pape en pape jusqu’au pape actuel. Pour les protestants, en revanche, l’Église n’est pas fondée sur le personnage de Pierre, mais sur la profession de foi : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Les croyants qui confessent ceci forment l’Église. Ce qui est premier, ce n’est pas l’Église comme rassemblement, mais la Parole qui rassemble. L’Église n’advient que par la Parole et ne se rend visible que dans le service de cette Parole.

Jésus parlait en araméen ou en hébreux, surtout avec Pierre qui n’était pas un érudit. Or en grec, le jeu de mots sur le prénom « Pierre » (pétrus), correspondant à la « pierre » (pétra) de fondation, n’a pas la même signification en araméen (képhas). La traduction latine du jeu de mots grecs donne pétros que l’on peut traduire par caillou, et pétra par roc ou rocher. Pierre serait pétros, le Christ serait pétra. Or il existe de nombreux textes dans lesquels Jésus est considéré comme la pierre angulaire : la deuxième partie de la formule s’applique donc à Jésus.

Jésus, en d’autres termes, aurait dit : « Simon, fils de Jonas, tu es un homme rempli de bonnes intentions, capable d’élans généreux, mais inconstant, mobile comme la pierre qui roule, comme le caillou du chemin que l’on frappe du bout du pied. Mais sur le roc immuable dont tu viens d’affirmer l’essence éternelle, reposera à jamais mon Église, moi, le Christ, le Fils du Dieu vivant ! »

Pierre est Bar-Jonas, fils de Jonas, fils de la colombe, symbole du saint Esprit. Jonas était son père, mais il désigne aussi le prophète récalcitrant qui s’est fait avaler par une baleine et qui passa trois jours à l’intérieur du ventre du monstre. Pour Jésus, le « signe de Jonas », c’est son séjour de trois jours dans le tombeau, avant qu’il ne sorte du ventre de la mort à la lumière de la résurrection. Celui que Pierre appelle « Messie et Fils de Dieu » ne sera compris qu’après coup par l’ensemble des disciples. Pour l’instant, Pierre et les autres  apôtres n’ont qu’une idée très vague de la nature réelle et de la mission de Jésus dit le Christ.

Jésus est le roc immuable, Simon est la pierre qui roule qui n’amasse pas mousse. On retrouve la source du « rocher » en Isaïe 28, 14-18. Deux grandes idées du texte de Matthieu dépendent de celui d’Isaïe : la pose de la pierre angulaire à Sion et l’alliance avec les enfers (sheol), qui ne prévaudra pas, c’est-à-dire qui ne sera pas plus fort. Pour Isaïe, la pierre posée à Sion est la pierre angulaire de la reconstruction de Jérusalem et du Temple ; pour Matthieu, l’Église fondée sur la confession de foi de Pierre est la demeure de Jésus et le nouveau Temple.

Pierre a eu la bonne réponse, celle qui fut récompensée par un bon point par Jésus. Or voici qu’après les félicitations, Pierre a droit au bonnet d’âne. Car Pierre, à l’annonce de ce « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup », réagit très vivement. Il prend Jésus à part, lui répliquant sur un ton vif qu’il tient là des propos inconsidérés, inacceptables. Les reproches de Pierre atteignent Jésus de plein fouet, ses pensées contredisent celles de Dieu.

Pire encore. Dans les reproches du disciple, Jésus perçoit comme un écho de la perfidie du démon qui, durant ses quarante jours passés au désert, l’avait tenté en le dissuadant de faire la volonté du Père. L’interpellation de Jésus est d’une virulence inouïe : « Arrière de moi, Satan ! » On peut la rapprocher de ce que Jésus dit au même Pierre au cours du dernier repas : « Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer dans un crible comme on fait pour le blé. Mais moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères » (Luc 22, 31-32).

Quand il a appelé Jésus « Messie », Pierre ne s’est probablement pas demandé, jusqu’au bout, ce que cela voulait dire.  Juste avant, il avait été déclaré par Jésus « pierre » de fondation, maintenant il est appelé « scandale », ou pierre d’achoppement[3]. Pierre a une indubitable primauté parmi les Douze, mais cette primauté de Pierre est fortement ambivalente : en bon et en mauvais. Il faudrait toujours se demander : Quel Pierre ? Celui du verset 17 ou celui du verset 23, celui qui est déclaré bienheureux ou celui qui est appelé Satan ? Celui qui a confessé Jésus ou celui qui l’a renié trois fois ?

L’un n’annule pas l’autre, mais elle nous permet de percevoir Pierre sous une lumière plus vraie. La seule vraie fondation de l’Église, c’est Jésus, c’est l’exemple qu’il a donné lui-même par son enseignement, ainsi que par sa mort et sa résurrection : personne ne peut poser une autre fondation que celle-là (voir 1 Co 3, 11). Comme Pierre le reconnaît aussi dans sa première épître, Jésus, pour ceux qui croient, est la pierre angulaire, une pierre choisie et précises, qui a été posée pour la fondation de la nouvelle Sion.

De la même façon, quand l’apôtre Paul parle du Corps du Christ, il désigne par là le corps institutionnel de l’Église, lequel est construit par des êtres humains réels, des « pierres vivantes » comme le dit d’ailleurs la lettre écrite par Pierre[4]. L’Église est le lieu de la foi vécue et de son ressourcement vital. Or comme tout corps vivant, celui-ci a besoin de se réformer. La phrase « en dehors de l’Église point de salut » est parfaitement erronée, car elle a tendance à survaloriser la sécurité institutionnelle au détriment de l’obéissance à l’Évangile.  Or l’Église doit être davantage fidèle à la Parole révélée. Pour les protestants, l’Église se définit d’abord par un événement. L’Évangile annoncé et entendu : voilà l’événement qui constitue l’Église. Il peut se produire au cours d’un culte ou d’une leçon de catéchisme, mais aussi lors d’une conversation particulière au coin d’une rue, dans une salle de café ou dans un salon de coiffure. Quand cela arrive, l’Église naît et vit, même en l’absence d’un pasteur.

Pourquoi la croix ?

Une fois son identité établie, Jésus précise sa mission. Il doit se rendre à Jérusalem, être arrêté par les autorités religieuses et être mis à mort. Mourir de mort violente en étant encore jeune, tel semble être le sort des êtres humains exceptionnels qui ont marqué notre monde. Dans la Bible, tel est le destin d’Abel et des prophètes. Jésus dit d’ailleurs : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes » (Matthieu 23, 37).

Or ce n’est pas seulement le Christ qui doit subir ce destin cruel, mais aussi les disciples. C’est pour cette raison que Jésus rajoute : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera » (Marc 8, 34-35).

Que signifie porter sa croix ? Cette expression est redoutable : que n’a-t-on pas justifié au nom de ce principe de la croix ? La souffrance, l’épreuve deviennent les conditions du disciple. Plus pervers encore : la souffrance, l’épreuve sont envoyés par Dieu pour tester la sincérité de la foi de ses enfants. Dieu châtie ceux qu’il aime. Il faut accepter l’épreuve puisqu’elle est voulue par Dieu. Ce discours s’appelle le dolorisme, l’amour de la souffrance.

À cette interprétation, nous pouvons apporter deux objections. D’abord le fait de porter sa croix ne signifie pas que l’on doit accepter n’importe quelle souffrance, n’importe quelle épreuve, n’importe quelle maladie. La croix n’est pas un destin, elle est la conséquence pour le disciple de la « suivance » de son maître. Si Jésus a été crucifié, c’est qu’il est allé jusqu’au bout de sa mission. Pour le disciple, le fait de porter sa croix ne signifie donc pas supporter stoïquement les épreuves de la vie, mais qu’il lui faut aller jusqu’au bout de son obéissance à l’Évangile et du Christ. Sa croix, c’est donc le courage de devenir chrétien.La seconde objection concerne le fait de « renoncer à soi-même ». Cette expression indique non pas la mort physique mais la mort de l’ego, dans le sens d’égoïsme et égocentrisme. C’est à ce prix que l’on peut découvrir qui on est vraiment : un être spirituel, rayonnant de lumière, un fils du Dieu vivant à l’image du Christ. Si nous sommes pleins de nous-mêmes et de notre ambition, il n’y a pas de place pour Dieu ou pour le prochain. Par contre, si nous sommes entièrement dédiés à Christ, nous nous oublions nous-mêmes et c’est alors que nous sommes aussi vraiment « vrais », au sens spirituel du terme.

[1] Le nom de Simon est changé en Pierre, alors que dans l’évangile de Marc, le nom composé Simon Pierre apparaît dès le début de cet évangile.

[2] Tu es Petrus, et super hanc petram aedifficalo Ecclesiam meam, et tibi dabo claves Regni caelorum.

[3] Le « scandale », du grec skandalôn, désigne une petite pierre sur le chemin qui fait trébucher le marcheur.

[4] « Approchez-vous de lui, pierres vivantes, édifiez-vous pour former une maison spirituelle » (1 Pierre 2, 4).

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