Lecture : Luc 15: 11-32

Cette parabole archi-connue a suscité une multiplicité d’interprétations. Brièvement, nous en verrons quelques-unes, mais il faut déjà noter que sont condensées en cette histoire l’essence du christianisme et l’image d’une société donnée. Nous y retrouvons en effet les grandes catégories de la doctrine chrétienne : la chute et la réconciliation, le peuple de Dieu divisé, son péché et sa dépendance de la seule grâce divine pour le salut. Au niveau social, nous retrouvons les volontés qui animent l’être humain: le désir de vivre, l’autonomie, la rivalité, la dépendance, le besoin d’aimer et d’être aimé.

La parabole met en scène trois personnages, tous masculins1. Voyons, tout d’abord, l’histoire de ces deux frères au destin si différents et rivaux comme le furent Caïn et Abel.

1. Le cadet

L’histoire débute avec le désir du plus jeune d’obtenir du père son héritage. La demande peut surprendre, car le père n’était pas en train de mourir. Il semble, néanmoins, qu’à l’époque de Jésus, il était possible pour des enfants de demander leur héritage aux parents alors que ceux-ci étaient toujours vivants. Le père consent à lui donner sa part. L’ayant reçue, le cadet « ramasse ses affaires » avant de partir : cette expression a peut-être la connotation de « rassembler ses biens en les convertissant en argent liquide ». Toujours est-il que le ton du récit est volontairement sarcastique: « il désirait se remplir le ventre » (v. 16).

Le jeune homme quitte donc la maison et se rend à l’étranger. Peu de temps après, il se retrouve « vivant sans espoir de salut » (zôn asôtos) : Etymologiquement  signifie « sans salut », « sans espoir ». L’expression suggère d’abord un gaspillage irréversible. Mais si l’on considère l’intérêt de Luc pour le vocabulaire du salut, alors on peut aussi déceler dans ce mot une allusion au salut spirituel dont le cadet était désormais privé.

Le texte nous dit d’ailleurs que le jeune homme commença à être dans le besoin. Comme son père lui avait pratiquement tout donné, dorénavant personne ne lui donnerait plus rien. Il avait épuisé ses cartouches et n’osait même plus penser à sa condition de « fils ». Il espérait au mieux celle d’un ouvrier dans le domaine paternel. C’est donc avec courage qu’il retourna dans son foyer pour se présenter devant son père en lui demandant de travailler pour lui.

Mais le fils n’a pas le temps de dire la moitié de ce qu’il s’était promis de dire. Car son père accourt vers lui, l’embrasse et le prend dans ses bras. Le programme du père court-circuite celui de son fils. Et il s’explique en disant : « car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie ». Il s’agit d’une véritable résurrection. Le fils est revêtu d’un habit neuf et on lui donne des nouvelles chaussures : ces présents sont le signe d’une réinvestiture filiale.

Tout rentre dans l’ordre et le bonheur règne en maître dans la demeure du père. On croirait assister à l’un de ces « happy ending » à la manière des films américains. Mais en disant « ils commencèrent à faire la fête », l’auteur induit en son lecteur l’idée que l’histoire n’est pas encore terminée. Nous souvenant des premiers mots du récit (« un homme avait deux fils »), il est logique de se demander désormais ce qu’il est advenu de l’aîné.

2. L’aîné

Les paraboles du Jésus n’ont pas toujours une seule « pointe ». Elles peuvent aussi avoir « deux têtes », parce qu’elles proclament un message à deux faces complémentaires. Ainsi en va-t-il d’une bonne nouvelle qui, destinée aux uns, ne fait pas aussitôt le bonheur des autres. Si tel est le cas, alors la réflexion de Jésus se développe en deux temps. Or l’histoire suggère une issue inachevée, car si le récit a octroyé au cadet le temps de partir et de revenir, il n’offre à l’aîné que le temps d’exprimer son humeur.

Le texte s’inscrit dans une longue tradition scripturaire qui valorise le benjamin au détriment de l’aîné. Malgré ses défauts et ses excès, le plus jeune incarne l’élection divine et reçoit la bénédiction paternelle2. La jalousie de l’aîné est donc éveillée. L’aîné conçoit sa vie comme un dur labeur. Sa relation au père est d’ailleurs davantage déterminée par le devoir que par l’affection : « Et jamais je n’ai transgressé l’un de tes ordres ». Il ressent vivement l’injustice : fidèle au poste, il n’a jamais eu droit à un régime spécial, pas le moindre chevreau (sans oser parler de veau gras !). Malgré l’insistance du père (« ton frère est là »), il refuse d’appeler « frère » celui qui est revenu. S’adressant à son père, le fils prodigue est au mieux « ton fils ». L’aîné lui reproche d’avoir « dévoré tes biens » en les dilapidant. Et une montée de bile lui fait ajouter « avec des prostituées ! ».

Le texte ne nous dit pas comment l’histoire se termine. L’aîné se réconcilie-t-il avec son frère ou persiste-t-il dans son hostilité ? Qui a dit que tout doit toujours aller bien dans une même famille ? Dans la Bible, la fraternité est souvent colorée négativement par la rivalité, la jalousie, la haine, etc…

Pourtant l’aîné n’a pas à avoir peur, car il recevra sa part d’héritage. En raison de la requête du fils cadet, le reste des biens du père est destiné à son fils aîné et, comme celui-ci est resté sur le domaine, ce dernier en dispose déjà pratiquement. Mais l’aîné ne comprend pas que tout ce que possède le père lui revient, même quand le père lui dit : « tu es chez toi ».

3. Le père

Le père acquiesce de tout donner à son fils. Ensuite, le fils revient et il fait preuve à nouveau de compassion. Il semble que la qualité principale du père soit d’être miséricordieux. Voilà pourquoi l’interprétation classique donne à Dieu d’être le Père de cette parabole.

Interprétations théologiques de la parabole

L’exégèse la plus ancienne paraît être celle des Valentiniens (2e siècle). Son originalité est de découvrir derrière le fils aîné, des anges jaloux de la rédemption de l’humanité, représenté par le fils cadet. La perdition du jeune homme correspond, à leurs yeux, à la chute de l’humanité ou de l’âme dans le monde de la matière.

Les théologiens de la Grande Eglise ont, pour leur part, défendu d’autres points de vue. Irénée de Lyon, par exemple, concentre son attention sur le cadet, dont le retour figure le salut de l’être humain. Sous la figure du cadet sont regroupés tous les êtres humains, juifs ou païens, tous également coupables. La difficulté de cette lecture est que l’on ne sait pas avec qui il faudrait identifier le fils aîné.

La deuxième exégèse concerne les nations. Elle découvre les païens sous la figure du fils cadet et le peuple d’Israël derrière celle de l’aîné. La faute du cadet, donc des païens, c’est l’idolâtrie ; celle de l’aîné, c’est l’endurcissement du cœur. Puis Jésus est venu et les païens se sont convertis et sont devenus des chrétiens. Mais les juifs « stricts observateurs de la Loi », au cœur endurci, en ont été mécontents.

La troisième explication est de type pénitentiel. La vie nouvelle, celle qui est offerte au baptême, ne débute pas avec la réinvestiture filiale (v. 22), mais est déjà à l’œuvre lors de la répartition des biens paternels (v. 12). L’errance du cadet symbolise dès lors la vie coupable des chrétiens égarés qui finalement font pénitence et regagnent le giron de l’Eglise. L’aile intransigeante du christianisme ancien, qui s’accommode mal d’une Eglise composée d’autres pécheurs, représente le fils aîné jaloux.

En tant que chrétien, auquel de ces trois personnages du récit nous identifions-nous ?

Considérant maintenant l’histoire dans un aspect existentiel, la question qu’il nous faut nous poser est : auquel de ces personnages nous identifions-nous ?

1. Le cadet : Si nous avons été baptisés et que nous avons dilapidé tous nos biens spirituels dans la débauche et l’oubli de Dieu. Alors nous allons un jour ressentir le manque. Pour Paul, la condition humaine est conditionnée par le « manque », car les humains, depuis la chute, sont « privés de la gloire de Dieu » (Romains 3, 23). Eloignés de la présence divine, ils ne voient plus la face de Dieu. Le cadet a tout oublié des règles de sa religion en gardant des porcs qui sont des animaux impurs3. D’une manière symbolique, le chrétien qui délaisse sa religion n’est pas mieux qu’un porc. Il se vautre dans la boue, dans l’immondice du monde, comme un porc. Oubliant tout de Dieu, il ne vit que pour manger n’importe quoi, boire jusqu’à l’ivresse, et pratiquer la fornication.

Celui qui ne veut vivre que pour jouir de la vie dilapide son trésor spirituel et finit par vivre de la même manière qu’un porc. Mais un jour, par la grâce de Dieu, il éprouvera les affres d’une faim spirituelle et connaîtra le « manque »4. Il réalise alors qu’il a transgressé les lois divines et qu’il s’est comporté comme un incroyant et il voudra confesser son péché. Mais avant même de pouvoir mettre son projet à exécution, Dieu l’accueillera par sa miséricorde.

2. L’aîné : L’aîné représente celui qui ne parvient pas à se réjouir du bonheur d’autrui. De surcroît, il représente celui ou celle qui croit être supérieur aux autres. Georges Brassens, dans l’une de ses chansons, se moque de ces « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », de ces gens qui se croient uniques parce qu’ils sont nés dans un joli petit coin de France et qui vous parlent de leur pays natal avec admiration et regardent avec mépris tous ceux qui n’ont pas eu le bonheur de naître chez eux.

« Qu’ils sortent de Paris, de Rome, ou de Sète, ou du diable vauvert ou bien de Zanzibar, ou même de Montcuq, ils s’en flattent mazette, les imbéciles heureux qui sont nés quelque part ».

Brassens a beau railler cette race incongrue, ceux qu’il appelle « la race des gens du terroir, des gens du cru », de ces crétins imbus d’eux-mêmes et de leur patrimoine, il n’empêche que l’aîné de notre parabole n’est pas un « imbécile heureux », mais un homme malheureux. C’est que même les imbéciles connaissent leur moment de malheur. Ainsi,

« Quand sonne le tocsin sur leur bonheur précaire, contre les étrangers tous plus ou moins barbares, ils sortent de leur trou pour mourir à la guerre, les imbéciles heureux qui sont nés quelque part ».

La morale de l’aîné est impeccable. Il est obéissant, discipliné. Il honore la famille et respecte la tradition. Le chrétien qui se situe dans cette catégorie critique donc les jeunes fainéants qui ne font rien de leur vie. Il voit également d’un mauvais œil les nouveaux convertis ou les étrangers devenus chrétiens. Selon lui, la paroisse doit être dominée par des gens du terroir et de tradition purement chrétienne.

3. Le Père : On peut enfin s’identifier au père de la parabole et être convaincu que la morale de cette histoire, c’est de s’efforcer d’être bon avec tout le monde. Le père – force ou faiblesse de caractère – donne tout à son fils et ne lui reproche jamais rien. La bonté est-elle une force ou une faiblesse ? Cela dépend des moments, bien entendu. En tout cas, il est malsain de s’identifier à Dieu le Père. Et il est peu probable que nous soyons vraiment toujours bon.

A quel personnage de cette parabole nous identifions-nous ? Et comment pouvons-nous évoluer pour mieux faire la volonté de Dieu à notre égard ? L’important n’est pas de rester là où nous sommes mais d’oser aller de l’avant, à la rencontre de notre Seigneur.

Jean-Christophe PERRIN

1 Un père et ses deux fils. Les femmes sont absentes du récit. Cette absence est-elle voulue ou inconsciente ?

2 Dans l’AT, les histoires de Jacob, Joseph, ou David illustrent ce fait.

3 A propos de l’impureté du porc, voir Lv 11, 7 ou Dt 14, 8.

4 Le verbe amartanô, « manquer », a pris dans la Septante le sens religieux de « pécher ». L’expression peut ici être double : un même geste peut blesser l’humain et atteindre Dieu.

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