Lecture : Genèse 6, 1-7 ; Jonas 3, 1-10
Pour nous, Dieu est immuable, ce qui veut dire qu’Il ne change jamais. En contraste avec le devenir continu de la nature, avec le changement perpétuel des choses et des êtres, Dieu demeure le même pour l’éternité. Le monde change, le temps passe comme on dit et tout se transforme, mais « Dieu est le même hier, aujourd’hui et demain » (Psaume 102, 208). Il incarne la stabilité. Il est Celui qui ne change pas. Il était, Il est, Il sera.
Mais il existe une autre veine scripturaire qui propose une tout autre image de Dieu : Dieu change d’idée ou d’humeur, il se ravise. Un jour, il choisit un individu ou un peuple, et plus tard il le rejette. Avec l’homme, Il se fait tantôt proche, tantôt lointain. Il lui parle, puis se tait et se cache. Il sauve et protège, mais il peut tout aussi bien renverser et écraser.
Vous me direz que Dieu n’a ni visage ni humeur, que toutes les représentations humaines ne sont que des anthropomorphismes[1]. Soit. Mais s’il y a anthropomorphisme à dire que Dieu souffre, l’idée que Dieu reste impassible devant la souffrance humaine révolte le cœur qui a ses raisons que la raison ignore. Et qu’est-ce qui ne serait pas anthropomorphisme dans la Bible ? Y a-t-il une autre manière de parler de Dieu ? La Parole de Dieu est inséparable d’une parole humaine, et le Dieu de la Bible ne peut se comprendre qu’avec des mots humains.
Dans le premier texte de ce matin, la déception divine nous est racontée. Face à la perfidie de l’homme qui sème le mal partout où il va, « Dieu se repentit d’avoir fait l’être humain sur la terre et il s’affligea dans son cœur. Dieu dit : ‘‘Je vais effacer de la surface du sol l’être humain que j’ai créé, oui, l’être humain aussi bien que la bête et le reptile et l’oiseau du ciel, car je me repens de les avoir faits’’ » (Genèse 6, 6-7).
C’est un texte troublant. D’abord par la nature du projet de Dieu : effacer de la surface du sol l’être humain et les animaux[2]. Le récit du déluge se présente donc comme un récit de « dé-création », comme l’antithèse absolu de Genèse 1. C’est le retour au chaos originel, le tobu bohu, l’annulation pure et simple de toute forme de vie sur terre. Il y a là un changement radical dans le désir du Dieu créateur qui considérait sa création et ses créatures « bonnes » et qui, désormais, ne voit que le mal de l’être humain.
Ce qui est plus troublant encore, c’est que la menace n’est pas seulement hypothétique, car Dieu passe à l’action : « Tous ceux qui respiraient l’air par une haleine de vie, tous ceux qui vivaient sur la terre ferme moururent. Ainsi le Seigneur effaça tous les êtres de la surface du sol, hommes, bestiaux, petites bêtes et même les oiseaux du ciel » (Genèse 7, 22-23). Seuls Noé et sa famille, ainsi que les animaux par couple – la girafe, l’hippopotame, le ouistiti, le orang-outan, l’ornithorynque, l’écureuil, le marcassin, etc. – furent sauvés du déluge.
Dieu crée le monde et le détruit. C’est la conception que les chrétiens ont du monde. Il fait ce qu’Il veut, car Il est Dieu. Mais tout de même, quelle image terrible. C’est un Dieu terrifiant, intransigeant, qui détruit tout ce qu’Il a créé, qui tue toute forme de vie, sans qu’aucune créature, tout particulièrement humaine, n’ait eu droit à un seul avertissement ou à un seul appel au repentir. Voilà donc un renversement total, un changement radical dans le regard que Dieu porte sur l’être humain et tout ce qui l’entoure. Au ravissement des origines succède désormais un terrible constat d’échec : alors que tout était bon au moment de la création, voilà que désormais tout est mauvais, très mauvais : « Dieu vit l’abondance du mal de l’homme sur la terre […] Dieu se repentit et il s’affligea » (Genèse 6, 5-6).
Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce récit du déluge que d’évoquer, en conclusion, un autre changement radical de la part de Dieu : « Le Seigneur respira le parfum apaisant et se dit en lui-même : ‘‘Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’homme. Certes, le cœur de l’homme est porté au mal dès sa jeunesse, mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait » (Genèse 8, 21). Tout est bien qui finit bien… heureusement. Et Dieu ajoute : « Il n’y aura plus jamais de déluge pour détruire toute la terre » (Genèse 9, 15). La promesse est formelle et des plus consolantes. Mais elle ne survient qu’après le déluge destructeur de toute chair, à l’exception de Noé et de tous les animaux qui étaient dans l’arche avec lui. Dira-t-on encore, après toutes ces péripéties, que Dieu ne change pas d’idée ?
Les habitants de Ninive.
« ‘‘Qui sait ? Dieu se ravisera peut-être et reviendra de l’ardeur de sa colère et nous ne périrons pas ?’’ Et Dieu vit leurs agissements et qu’ils revenaient de leur voie du mal et Dieu se ravisa au sujet du mal qu’il avait projeté de leur faire. Il ne le fit pas » (Jonas 3, 9-10).
L’histoire de Jonas est particulièrement instructive. Jonas est un prophète récalcitrant. Dieu l’avait choisi pour annoncer la destruction de Ninive et celui-ci a refusé et s’est enfui de la présence de Dieu. Mais comme Dieu est partout, personne ne peut se cacher de lui. Jonas part sur un bateau, afin de fuir le pays et il se réfugie dans la cale du navire, afin de n’être point vu de Dieu. Une tempête se déchaîne sur la mer et les marins comprennent que Dieu est fâché et qu’Il a déclenché cette tempête à cause de Jonas. Les marins prient Dieu de les épargner et jettent ensuite Jonas par-dessus bord. La mer se calme aussitôt. Jonas est avalé par un gros poisson, que l’on suppose être une baleine ou un cachalot[3], et accepte enfin d’aller prophétiser à Ninive. Il est alors recraché par le gros poisson sur la terre ferme.
L’enjeu est ici la conversion. Contre tout attente, les Ninivites se sont convertis : le roi et tous ses habitants de Ninive ont observé un jeûne, ils se sont vêtus de sacs de toile grossière et se sont assis dans la cendre en se frappant la poitrine et en suppliant Dieu[4]. Voyant cela, Dieu renonce à détruire la ville. La conversion des Ninivites a entraîné le pardon de Dieu.
Jonas est furieux que Dieu se soit montré miséricordieux envers les habitants de Ninive. « Je savais bien que tu es un Dieu bon et miséricordieux, lent à la colère et plein de bienveillance » (Jonas 4, 2), dit-il avec amertume. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle Jonas n’avait pas voulu jouer au prophète. Il savait que Dieu allait changer d’avis, alors pourquoi le chargeait-il d’une mission aussi ingrate ? Et comme il avait annoncé la destruction de la ville et que celle-ci n’avait pas eu lieu, Jonas se sentait ridicule. Donc il se mit à bouder. Il se retira dans le désert et s’assit sous un arbre qui lui faisait de l’ombre. Mais le lendemain, l’arbre mourut et Jonas fut encore plus en colère contre Dieu qui lui avait ôté même la consolation d’un peu d’ombre. Dieu s’adressa alors à Jonas : « Toi, tu as pitié de cette plante pour laquelle tu n’as pas peiné et que tu n’as pas fait croître ; fille d’une nuit, elle a disparu âgée d’une nuit. Et moi, je n’aurais pas pitié la grande ville où il y a plus de cent vingt mille êtres humains qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des bêtes sans nombre » (Jonas 4, 10-11). Voilà la véritable raison pour laquelle Dieu a pardonné aux Ninivites : ils sont ses créatures, pour lesquelles il a lui-même peiné et qu’il a fait croître. Il les innocente aussi au passage en disant qu’ils « ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche[5] ».
Voilà donc un changement pour le salut. Il est évident que le projet de Dieu n’était pas de détruire Ninive, mais bien de lui pardonner. Du seul fait d’ailleurs qu’il envoie un prophète, c’est qu’il se soucie du sort de la ville. Or, chose étrange, nulle part il n’est dit qu’il ait requis la conversion des Ninivites : on n’en trouve aucune mention dans l’ordre de mission donné à Jonas (Jonas 1, 2), ni dans la prédication effective du prophète (Jonas 3, 4). C’est le roi de Ninive lui-même qui prend l’initiative d’en appeler à la conversion et qui imagine que cela pourrait changer le cours des choses (Jonas 3, 6-10). En outre, on voit bien que, à part le sort réservé à son prophète récalcitrant, Dieu n’a ici que des projets de salut pour les païens : il exauce la prière des marins en détresse (Jonas 1, 14-16) et il pardonne aux Ninivites.
On peut se dire choqué en lisant que Dieu s’apprête à détruire une ville entière. Mais la vérité, c’est que Dieu veut le salut des hommes. Mais Il les veut avant tout responsables, c’est-à-dire conscients de leurs actions, car le mot « responsable » veut dire « répondre de (ses actes) ». En définitive, si Dieu se ravise, c’est pour faire preuve de miséricorde. Ce retournement des choses nous amène à réfléchir sur notre condition humaine. Si Dieu peut tout, si Dieu est tout – Il est omniscient, omniprésent, omnipotent, Il ne se trompe jamais et est doté de toutes les meilleures qualités – si ce Dieu tout-puissant peut changer d’idée, alors certainement nous pouvons aussi nous permettre de changer d’idée. Le monde n’est pas figé dans une vision unique, la nôtre, et il se peut, du moins de temps en temps, que nous nous trompions.
Nous avons parfois des idées bien arrêtées sur notre propre vie, sur ce que nous sommes ou sur notre passé, nous jugeant parfois avec sévérité : nous ne sommes pas assez bons, nous nous sentons mal-aimés, nous ne nous aimons pas vraiment. Nous exprimons aussi, ne serait-ce que mentalement, des jugements catégoriques et sans appel sur les autres, sur la façon qu’ils ont d’être ou de penser. Dans notre entourage, nous sommes parfois tellement fâchés contre certaines personnes que nous aimerions les tuer. Du moins, nous le disons. Or, la plupart de nos jugements, sur nous-mêmes ou sur les autres, sont erronés, c’est-à-dire qu’ils sont faux ou imparfaits. Alors qu’est-ce que cela nous coûterait d’accepter de changer de vision, de changer d’idée, de nous repentir de la façon que nous avons de penser, afin de voir le monde et nous-mêmes comme Dieu voudrait qu’on le voit ?
Dieu a le pouvoir de détruire la vie d’un individu ou d’une nation, voire du monde entier. Et nous avons le pouvoir de gâcher notre existence, de nous fâcher avec nos amis, d’entretenir l’hostilité dans nos familles. Tant de désordres et d’injustices règnent dans notre vie et dans notre monde, avec des luttes parfois infantiles. Ne pourrions-nous pas de temps en temps remettre en cause notre façon de penser, d’agir ou de parler ?
L’une des suppositions les plus importantes que nous faisons, c’est que les mensonges que nous croyons sont la vérité. Par exemple, nous croyons connaître ce que nous sommes. Quand nous nous mettons en colère, nous disons : « Je n’y peux rien, je suis comme ça ! » Quand nous haïssons quelqu’un ou une situation, nous disons : « Je n’y peux rien, je suis comme ça ! » Mais est-ce vrai ? Je n’en suis pas sûr. Je faisais la supposition que tout ce que je disais venait de moi, mais un jour je me suis aperçu que les jugements que je portais sur moi-même et sur les autres provenaient ce qu’on m’avait appris à être. Tant que je continue à croire à ces mensonges, ils ont un pouvoir sur moi, mais que je cesse d’y croire et ils cessent d’exercer leur influence néfaste. Alors ma vision change. Je change d’humeur et d’idée et je n’ai plus envie de détruire les choses qui me sont chères. Au contraire, j’apprécie ce que j’ai.
Nous sommes prompts à critiquer la religion, en disant qu’elle n’est que source de violence. Mais c’est oublier que la religion, au même titre que le droit, l’art ou la politique, sont des inventions humaines. Nous projetons sur Dieu les haines secrètes que nous portons en nous. Dieu apparaît ainsi comme une divinité courroucée et furieuse, presque démoniaque. Le texte biblique ne s’arrête cependant pas à la description d’un Dieu vengeur et colérique. Il dit que Dieu se repent du mal qu’il voulait faire à l’être humain. Or nous aussi, nous avons cette capacité de nous repentir du mal que nous voudrions faire, à nous-mêmes et aux autres. Il nous est possible de grandir. Nous pouvons développer de l’empathie, de la tolérance, de la compassion. C’est d’ailleurs ce que la Bible nous incite à faire.
[1] Le mot anthropomorphisme veut dire que l’homme attribue aux objets naturels, aux animaux, et aux dieux ou à Dieu des caractères propres à l’être humain, comme des affects ou une volonté délibérée.
[2] Les hommes, on peut comprendre que Dieu soit déçu par le mal qui les habite et qu’il veule les éliminer, mais les animaux ? Qu’ont-ils faits de mal ? Ils ne font que suivre leurs instincts.
[3] Ni l’un ou l’autre de ces animaux n’est un poisson. Ce sont des mammifères.
[4] À l’époque, tout ce rituel s’inscrivait dans une démarche de pénitence, c’est-à-dire d’un « retour à Dieu ».
[5] On suppose que l’on parle ici de main droite et de main gauche, mais on peut aussi l’appliquer à la politique. Dans un monde qui flirte avec le chaos économique, la droite et la gauche n’ont plus aucun sens. Ainsi les « casseurs », lors des manifs incarnent tantôt l’extrême gauche et tantôt la droite radicale.