1. La parole et les femmes (1 Cor 14, 1-39)

Il est difficile pour nous aujourd’hui d’imaginer le degré d’effervescence religieuse qui régnait dans les toutes premières communautés chrétiennes, sauf peut-être si nous avons eu l’occasion d’assister à un culte chez les chrétiens de type charismatiques. La fièvre de l’attente du retour imminent du Christ, conjuguée à la fin du monde et à l’avènement du Royaume, ainsi que les manifestations de l’Esprit dans les assemblées : tout ceci contribuait à rendre l’atmosphère du culte électrique. Paul doit donc remettre de l’ordre dans tout cela et c’est pour cette raison qu’il parle des « dons de l’Esprit » aux chrétiens de Corinthe. Parmi les charismes, ces fameux « dons de l’Esprit » exhibés durant le culte, Paul privilégie la prophétie. Ce don ne confère pas à celui qui le possède le titre de Prophète comme dans l’Ancien Testament : il s’agit plutôt de visions sporadiques qui servent à l’édification des fidèles. Paul, en revanche, corrige certaines erreurs concernant la glossolalie, c’est-à-dire le don du « parler en langues » si cher de nos jours à certaines églises chrétiennes.

La première expérience du « parler en langues » est arrivée le jour de Pentecôte (Actes 2, 1-4.) Dans ce passage des Actes, le mot grec pour « langues » signifie littéralement « langages ». Donc le don des langues consiste à parler dans un langage que l’on ne connaît pas afin d’interpeller quelqu’un qui parle vraiment cette langue. Paul le dit clairement : « De quelle utilité vous serais-je, frères, si je venais à vous en parlant en langues au lieu de vous livrer la doctrine ? » (1 Cor 14, 6). Pour l’Apôtre, parler en langues est valable pour celui qui entend le message de Dieu dans sa propre langue, mais c’est inutile à tous les autres – à moins que ce ne soit interprété ou traduit.

Plusieurs chrétiens évangéliques disent que le don des langues est « une langue de prière », pour l’auto édification. Paul dit encore : « Celui qui parle en langues parle à Dieu et s’édifie lui-même » (1 Cor 14, 4 et 28). Le fidèle entre dans une espèce de trance et se met à prier en esprit ou plutôt, il laisser l’Esprit prier en lui. Il se déconnecte de la pensée consciente et rationnelle pour se laisser aller à une pure louange, libre de toute intention. Cette forme de prière relève d’une pratique personnelle effectuée en privé, elle n’a donc rien à voir avec un délire collectif. Car dans une assemblée, le but des « dons de l’Esprit » est de communiquer clairement la Parole de Dieu.

Le parler en langues, la prière, les chants, la bénédiction, les actions de grâce doivent être intelligibles afin que la communauté soit édifiée. D’où la conclusion de Paul : « Dans l’Église, j’aime mieux dire cinq paroles avec intelligence, afin d’instruire aussi les autres, que dix mille paroles en langues » (1 Cor 14, 19). On peut être pénétré des charismes de l’Esprit, mais il faut faire preuve de clairvoyance et de bon sens en les utilisant. En même temps, le culte doit se dérouler dans l’ordre et dans le calme. « Car Dieu n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix » (14, 33). Paul suggère que deux ou trois au plus peuvent parler en langues, à condition qu’il y ait un interprète, sinon qu’ils se taisent (14, 27-28).

Après cette mise en garde, Paul déclare : « Que les femmes se taisent dans les assemblées… Si elles désirent s’instruire sur quelque détail qu’elles interrogent leur mari à la maison » (14, 34-35). Ce texte et ceux que nous avons choisis pour notre méditation ce matin ont valu à Paul d’être accusé de misogynie, c’est-à-dire de l’attitude d’un homme qui déteste les femmes.

Pourtant il faut replacer ce texte dans son contexte. Le verbe « parler » est employé 24 fois en 1 Cor 14. Il se rapporte 19 fois au parler en langues, 2 fois à la prophétie et 2 fois à l’action apostolique de Paul. En 14 : 34 et 35, comme pour les hommes, parler signifie parler en langues. Paul vient justement de dire : « S’il n’y a pas d’interprète des langues que le frère se taise dans les assemblées » (v.28). Si une femme parle aussi en langue, alors la même instruction s’applique à elle. En gros, il ne s’agit pas d’interdire aux femmes de prier ou de prendre la parole dans l’Église mais de bavarder ou de délirer en langues, ce qui aurait pour effet de perturber le déroulement normal du culte. Encore une fois, il s’agit de remettre un peu d’ordre là où pouvait régner une belle pagaille dans l’église par manque de retenue. Les chrétiens de Corinthe connaissaient certainement des moments d’extase, ce qui signifiait qu’il y avait des cris, des pleurs, des agitations, des évanouissements, etc. Aujourd’hui encore, dans certaines églises, on se livre tour à tour au parler en langues, à des rites de délivrance, à des prières spontanées et simultanées. Et c’est dans tout ce brouhaha qu’il s’agit de remettre de l’ordre.

S’il est vrai que la Parole de Dieu constitue une radicale altérité par rapport aux sagesses et aux éléments de ce monde (1 Cor 1, 18-25), alors c’est bien à cette « parole » que le silence des uns et des autres – hommes et femmes – doit laisser l’espace. Se taire dans l’assemblée, c’est donc laisser la place à la Parole de Dieu. Nous sommes alors invités à entendre le texte comme une exhortation adressée à toutes et à tous : « Faites silence devant l’essentiel ; ne vous mettez pas en avant mais cédez la place à la Parole ». Voilà ce que Paul dit, en somme.

2. La soumission des femmes envers les hommes (Ephésiens 5, 22-33)

D’autres textes de Paul suscite de l’incompréhension, comme par exemple ce passage de la lettre aux Éphésiens : « Femmes soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l’Église ». Ce texte, qui n’est peut-être pas de Paul1, pose un problème majeur : l’Apôtre a fondé, dans ses épîtres, une théologie cohérente, celle du salut en Jésus-Christ qui rend vaine tout autre espèce de justification par les œuvres, c’est-à-dire par l’obéissance à la lettre de la Loi de Moïse. Cette libération rend tous les chrétiens, sans distinction de sexe ou de statut social, égaux face à Dieu, comme le dit la lettre aux Galates : « Tous vous êtes, par la foi, fils de Dieu en Jésus-Christ. Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ » (Gal 3, 27-28).

En revanche, l’affirmation de la supériorité de l’homme vient contredire cette théologie. En utilisant le mot grec kephalê – chef, tête – qui signifie « supérieur », Paul insiste sur la nécessité de la subordination féminine : l’homme serait supérieur (kephalê) à la femme, comme le Christ est supérieur à l’homme. Il y a là une contradiction.

Il se peut, toutefois, que nous soyons un peu durs envers Paul. Là encore, il nous faut adoucir le propos de l’Apôtre envers les femmes en mettant en exergue ce qu’il demande aussi aux hommes : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré pour elle ». L’homme doit aimer sa femme comme le Christ a aimé l’humanité, en se donnant complètement. La primauté de l’homme devient en Jésus-Christ une primauté d’amour. Dans ce contexte, la soumission de la femme est à entendre de la même façon : c’est de l’amour, un amour qui consiste à donner au mari de la valeur. Car tout homme a besoin d’être admiré par sa femme et toute femme a besoin de se sentir aimé de son mari. Mari et femme doivent donc être dévoués l’un envers l’autre, à l’image du Christ qui s’est voué corps et âme au bien-être de tous les hommes et de toutes les femmes.

3. Les femmes voilées (1 Cor 11, 2-16)

Autre passage très controversé des lettres pauliniennes : « Tout homme qui prie ou prophétise la tête couverte fait affront à son chef. Mais toute femme qui prie ou prophétise tête nue fait affront à son chef… Si la femme ne porte pas de voile, qu’elle se fasse tondre ! » L’ensemble du chapitre 11 de cette lettre aux Corinthiens justifie le voile des femmes en raison de leur relation à Dieu. Des trois grandes religions monothéistes, le christianisme, en se basant sur ce passage biblique, a été la première à imposer le voile aux femmes en avançant des arguments strictement théologiques. Dans le Coran, Dieu dit à Mohammed d’ordonner aux femmes de se couvrir et de rabattre leur vêtement sur leur poitrine pour que les hommes les respectent, mais le texte n’inscrit pas cette démarche dans le rapport que doivent avoir les femmes à la divinité : le voile n’est que social. Seule la première lettre de Paul aux Corinthiens (11, 2-26) justifie le port du voile par les femmes en l’appliquant aux rapports qu’ont les hommes et les femmes à Dieu.

Paul, pour justifier ce choix, se base sur des « traditions » et des « habitudes » de l’Église : « Et si quelqu’un se plaît à contester, nous n’avons pas cette habitude et les églises non plus » (11, 16) dit-il avec une pointe d’autoritarisme. Ces traditions ne sont pas d’origines juives, car selon la Loi de Moïse les hommes ont l’habitude de se couvrir la tête avec une kippa ou un chapeau lorsqu’ils prient ou officient dans la synagogue. Paul désavoue donc les coutumes du judaïsme, allant jusqu’à dire qu’un homme qui est coiffé dans l’église offense Dieu. Depuis la lettre aux Corinthiens, la coutume chrétienne (surtout catholique) veut donc que les hommes enlèvent tout chapeau sur leur tête en entrant dans une église. Paul a sans doute voulu démarquer la jeune communauté chrétienne des coutumes juives pour mieux l’ouvrir aux Grecs.

Le port du voile n’est pas non plus d’origine juive. Dans le monde méditerranéen, les femmes mariées vivant dans les villes se couvraient généralement d’un voile pour sortir dans la rue, en signe de soumission à leur époux. En adoptant cette coutume, l’Apôtre des Nations récupère les usages païens du voile pour les imposer à l’Église et contredit ouvertement sa propre théologie de l’égalité des sexes qu’il avait élaborée dans l’épître aux Galates, à savoir que les hommes sont les égaux des femmes et que le baptisé, sans spécification de sexe, revêt Christ comme un nouveau vêtement. Sa théologie étonnamment libératrice n’a pu se débarrasser complètement des coutumes du monde auquel il appartient, marqué par la soumission de la femme. Les arguments qu’il avance pour légitimer le port du voile sont d’ailleurs très étranges.

Dans une autre lettre, Paul dit : « Nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image, avec une gloire toujours plus grande, par le Seigneur qui est Esprit » (2 Cor 3, 18). Mais 1 Cor 11, 7 corrige : « L’homme, lui, ne doit pas se voiler la tête : il est l’image (eikôn) et la gloire (doxa) de Dieu ; mais la femme est la gloire (doxa) de l’homme » et donc elle doit porter le voile. Comment ne pas voir de contradiction ? Dans la seconde lettre aux Corinthiens, Paul met en rapport la tête nue de l’être humain et sa relation immédiate avec Dieu : les chrétiens dévoilés, hommes et femmes, reflètent la gloire de Dieu et sont transfigurés en son image. La spécificité du christianisme par rapport au judaïsme est, pour l’Apôtre, d’avoir ouvert la voie au véritable face-à-face avec Dieu et d’avoir inauguré une relation nouvelle, une Nouvelle Alliance, entre la divinité et ses créatures. Dans 1 Corinthiens 11, 7, en revanche, l’homme seul est la gloire et l’image de Dieu. La femme, pour sa part, est l’image de l’homme car elle est née de lui2.

Comment comprendre que la femme soit à la fois égale de l’homme et inférieure à lui ? Mieux vaut qu’elle se rase la tête dit l’Apôtre, que de se promener tête nue. À l’époque c’était la tête des esclaves que l’on rasait. Si la femme a honte de ressembler à une esclave en se rasant la tête, insinue Paul, qu’elle la recouvre donc d’un voile. Voilà en quoi consiste son argument. Mais c’est là une autre contradiction, car s’il n’y a plus ni esclave ni homme libre, comment se fait-il que les chrétiens fassent toujours cette distinction ? De même, s’il n’y a plus ni Juif ni Grec, pourquoi rejeter les coutumes juives ? Et s’il n’y a plus ni homme ni femme, pourquoi la femme est-elle toujours considérée comme étant inférieure à l’homme ? Paul avait-il peur de choquer les païens convertis en introduisant une toute nouvelle liberté que personne n’était prêt à accepter ?

Les femmes de Corinthe qui pratiquaient les cultes à mystère en l’honneur de Déméter ou Dionysos, se promenaient souvent la tête nue, avec les cheveux ébouriffés. Paul aurait donc pu encourager le port du voile afin de différencier les chrétiennes de ces femmes appartenant à des cultes rivaux. Mais ce faisant, il adopte sciemment une coutume romaine et inconsciemment l’un des signes distinctifs des prêtresses romaines. Flamines et Vestales, des vierges consacrées aux temples, se couvraient en effet la tête d’un voile de couleur vive pour rappeler la flamme sacrée de la déesse Vesta. En Italie au IVe siècle, les Pères de l’Église ont imité le rituel romain du voile des fiancées3 et des Vestales pour instaurer le rite de consécration des vierges dans l’Église. Les nonnes, étant symboliquement mariées à Jésus, portent toujours aujourd’hui – pour la plupart tout au moins –, un voile sur leurs têtes.

D’un point de vue historique, le texte de 1 Corinthiens 11, 2-16 reflète les luttes internes de la jeune communauté chrétienne qui cherchait à se forger une identité propre. Le voile des femmes, selon Paul, participe à cette identité. Au cours des siècles suivants, le voile deviendra le symbole de la vierge consacrée et le signe de la femme chrétienne dans tout le monde chrétien. Aujourd’hui encore, dans les pays méditerranéens et en Orient chrétien, beaucoup de femmes ont la tête recouverte d’un voile ou d’un foulard. Curieusement, un phénomène semblable s’est développé dans le monde musulman à la fin du XXe siècle : les partisans d’un islam intégriste utilisent la coutume du voile comme une arme pour construire une société rigide et inégalitaire entre les sexes.

Que devons-nous retenir de tout cela ? Si le « parler en langues » devait être traduit pour être compris à l’époque de Paul, ne devons-nous pas aujourd’hui adopter un langage qui soit compréhensible pour nos contemporains ? Leur parler non dans un jargon d’Église mais en utilisant des idées et des concepts qu’ils peuvent reconnaître, avec des réflexions qui rejoignent les préoccupations qui sont les leurs ? Pouvons-nous continuer à répondre à des questions qu’ils ne se posent jamais ?4

Autre question : la phrase « il n’y a plus ni Juif ni Grec ; ni esclave ni homme libre » est-elle toujours valable aujourd’hui ? Certains juifs disent : « Vous dîtes que le Christ a tout changé. Pourtant cela fait 2000 ans qu’il est venu et il y a toujours des guerres, des injustices, des inégalités dans le monde. Qu’est-ce donc qui a changé ? ». Concernant les femmes, leur statut en Occident a évolué depuis un siècle, mais on constate qu’elles doivent lutter pour que la parité soit vraiment respectée dans notre société. Concernant l’ensemble des chrétiens enfin : avons-nous toujours un message à transmettre ? L’Église peut-elle avoir une parole prophétique pour le monde actuel ?

JC PERRIN

1 L’authenticité paulinienne de cette lettre est en effet discutée.

2 Paul corrige cette image issue de la Genèse en disant un peu plus loin : « Si la femme a été tirée de l’homme, l’homme naît de la femme et tout vient de Dieu » (v. 12). L’homme n’a en effet pas la possibilité d’accoucher.

3 Selon le rituel vestimentaire du mariage romain, la fiancée était voilée, en signe de soumission à son mari. Cet usage a été conservé dans le christianisme.

4 Anecdote : dans une paroisse, des catéchumènes ont dit de leur pasteur : « Ce pasteur est très sympa, mais il a tendance à répondre à des questions qu’on ne se pose jamais ».

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