Lecture : 1 Rois 19: 11-12 ; Jean 1: 1-18

Dieu est Parole

Le Prologue tient, dans l’évangile de Jean, la place qu’occupent les récits de Nativité dans les évangiles de Matthieu et de Luc. D’emblée, nous remarquons un mot, le mot logos (en grec). Que veut dire ce mot ? Lorsque l’on traduit par Verbe, cela donne quelque chose d’ambiguë. Parole est, de loin, une meilleure traduction.  Encore faut-il ajouter que dans le monde grec, logos est à la fois le mot et l’idée qu’il exprime. Un exemple le fera deviner : pour nous le mot « maison » désigne une construction, mais aussi l’idée de demeure et même celle de famille. Cette manière de voir fait partie de la culture du temps à l’époque où Jean écrivit son évangile.

L’Ancien Testament évoque lui aussi la Parole de Dieu : c’est celle qui crée (Genèse 1). « Par la Parole du Seigneur les cieux ont été faits » (Psaume 33, 6). Chez les prophètes on lit également souvent : « Ainsi parle le Seigneur ! », « Parole du Seigneur ! », suivent alors des exhortations, des exigences, des promesses, des révélations. Un terme proche de logos, dans la Bible grecque, est sophia, la sagesse. Dans le livre du même nom, il est écrit que la sagesse est la compagne de Dieu depuis le commencement du monde et qu’elle reste auprès de Lui tout au long de l’histoire. « Le Seigneur m’a engendrée comme commencement de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes… Quand il affermit les eaux, j’étais là… je fus maître d’œuvres à son côté… heureux l’homme qui m’écoute… car celui qui me trouve a trouvé la vie. Il a rencontré la faveur du Seigneur ! » (Proverbes 8, 22ss).

Dans le judaïsme de l’époque, nous trouvons aussi un écrivain qui a marqué le christianisme primitif, Philon d’Alexandrie, lequel pose l’équivalence entre la Sagesse juive et le Logos des grecs : la Parole se trouve dès lors coup pourvu du double rôle de créateur et de sauveur.

Les premiers chrétiens ont ainsi donné à l’expression « Parole de Dieu » une importance capitale. Dans la parabole du semeur (Marc 4, 14), c’est l’Evangile qui est la Parole de Dieu semée parmi les hommes. Pour Paul (1 Corinthiens 1, 24), l’Evangile est puissance et sagesse de Dieu. Enfin, dans l’évangile de Jean, l’Evangile, c’est Jésus lui-même. Logos est ainsi devenu un titre christologique. Dans le livre de l’Apocalypse, le cavalier céleste se nomme « le Logos de Dieu… Roi des rois et Seigneur des seigneurs » (Ap. 19,13).

Le Prologue de Jean parle donc du Christ et ce qu’il en dit peut se résumer à ceci : il était présent lors de la création, il s’est incarné, fut refusé par le monde, mais reçu par les croyants à l’appel de Jean le Baptiste. La Parole de Dieu, c’est l’incarnation de Jésus-Christ. On sait que nos évangiles ont été composés à partir d’un premier noyau représenté par les récits de la Passion. Marc y a ajouté des enseignements et des actions de Jésus. Matthieu et Luc ont préfacé le tout par les récits de Noël. Jean a préféré le Prologue, estimant qu’il contenait des richesses ignorées par les évangiles de l’enfance.

Dans le Prologue, il est question du Christ en des termes peu ordinaires. C’est ce que les spécialistes appellent une christologie haute qui affirme la divinité, l’éternité, l’action dans la création. Il est le salut des hommes, mais les ténèbres le refusent. Christ est la lumière du monde. De quelle sorte de lumière s’agit-il ? Ce n’est pas une lampe qui, d’en haut, éclaire : celui qui marche dans la nuit, est-il écrit (Jean 11, 10), trébuche parce que la lumière n’est pas en lui. Cette illumination intérieure transforme non seulement la vue mais l’être : vous avez la lumière, dit Jésus, croyez en elle pour devenir des fils de lumière (Jean 13, 26).

Jésus est venu en ce monde pour faire briller la lumière et pour attirer à lui les fils de Dieu, les fils de lumière, ainsi que pour repousser loin des hommes les fils des ténèbres. Ceux et celles qui suivent le Christ sont dans la lumière. Ceux et celles qui le rejettent sont dans les ténèbres. Nous aimons croire que nous sommes dans la lumière, même si parfois il persiste des zones d’ombres en nous, de la noirceur, des œuvres qui relèvent des ténèbres.

Une question se pose, cependant. Comment se fait-il qu’il y a des êtres humains qui vivent dans la lumière et d’autres qui croupissent dans les ténèbres, c’est-à-dire qui se complaisent à faire le mal. Si un mot pouvait résumer tout le Prologue, c’est bien celui de mystère, un mystère qui s’exprime aussi dans le « silence de Dieu » tel que nous l’avons lu dans l’épisode du prophète Elie, ou encore, comme le dit l’épître aux Colossiens lorsqu’elle évoque le « mystère caché tout au long des âges que Dieu a manifesté maintenant » (Col 1, 26) à ceux qui se rendent accessibles au murmure de Dieu – ceux qui écoutent Dieu dans le silence.

Dieu est Silence

Car si Dieu est Parole, Dieu s’exprime aussi, et même très souvent, dans et par le silence. En fait, si nous y réfléchissons bien, les moments où Dieu intervient pour nous dans l’histoire, ainsi que les moments où nous tendons nos âmes vers Lui, semblent le plus souvent survenir dans le silence. C’est dans le silence de notre âme que nous entendons Dieu.

Les paroles et les écrits humains sur Dieu restent toujours des approximations imparfaites, limités qu’ils sont par les particularismes de nos cultures. La Bible elle-même,  ce guide  indispensable pour notre foi, ne représente que des tentatives faites par des êtres humains pour exprimer ce qui est totalement inexprimable : l’identité, la nature, la signification de Dieu pour le monde. Les mots recouvrent des expériences qui sont des manifestations de Dieu au sein de l’histoire. Mais ces expériences ont été faites dans le silence.

En toute circonstance, la parole humaine est à la fois moins claire et moins féconde que le silence de Dieu. « Le Seigneur est en son Temple saint, annonce le prophète Habaquq. Silence devant lui, terre entière » (Hab 2,20). Ce silence-là n’est pas le néant ou l’absence, il n’est pas refus ni reniement. Dieu seul, qui incarne l’absolu de notre futur, demeure l’incompréhensible mystère qu’on doit adorer en silence.

Bien des gens fort sérieux, au cours de l’histoire, ont tenté d’expliquer que Dieu était bien au-dessus de nos conceptions mentales et de nos pauvres paroles humaines. Nous pouvons plus facilement dire ce que Dieu n’est pas que ce que Dieu est en vérité.  Ainsi nous pouvons rejeter les fausses images et affirmer que Dieu n’est ni un juge sévère, ni un comptable pointilleux de nos bonnes et mauvaises actions, ni un spectateur insensible et passif de nos vies, ni un Être sadique qui prend plaisir à nous faire souffrir. Ni même le Père Noël.

Cependant, il est possible de parler de Dieu et d’en dire un peu plus que la simple réfutation d’idées erronées. Il est, au moins, possible de dire que Dieu nous approche non pas quand nous jacassons à son sujet, mais quand nous nous efforçons de garder le silence ; non seulement en nous abstenant de toute parole, mais encore en tentant de laisser s’apaiser nos pensées et se calmer nos émotions. Un profond silence intérieur est la condition de l’écoute, de l’attention véritable.

Au cours du XXe et des deux décennies de ce XXIe siècle qui se sont écoulées, il semble que nous ayons engendré la société la plus bruyante, la plus tonitruante de l’histoire – la plus désorientée aussi. Une orgie de bruits nous dérobe des pans entiers de notre être véritable : vocifération des radios et des télévisions, omniprésence de la musique, des films et du théâtre, trafic automobile qui ne cesse de croître, publicité toujours plus envahissante et aliénante. Les effets de ces bruits excessifs et permanents sur le système nerveux central des humains et des animaux commencent seulement à être connus et pris en compte : ils semblent produire une sorte de folie, de dissociation de nos personnalités.

Il faut y ajouter le nombre et la rapidité des communications et des voyages, que nous jugeons indispensables à nos vies, uniquement parce qu’ils sont désormais possibles. Aujourd’hui, nous avons les autoroutes de l’information, l’explosion des moyens de communication, Internet, les médias inquisiteurs et qui se mêlent de tout – posant des questions indécentes et sachant toujours dire ce qu’il faut pour nous effrayer, nous choquer ou nous rendre envieux. Sur les ondes, nous sommes abreuvés d’un bavardage incessant, de commentaires sur tous les sujets possibles et de la dernière mode. Pourtant, en dépit de ce bruit continuel, il y a bien peu de profondeur et de réalité dans les relations humaines : tout ce flot de paroles ne contient guère de vraie communication.

Or la Parole de Dieu parle à notre cœur et à notre esprit, il s’agit d’une parole aimante, véridique et agissante. Elle ne ressemble en rien aux paroles humaines qui sont futiles ou hypocrites ou seulement de trop. Cette Parole nous dit que nous sommes aimés de Dieu, Lui qui n’a pas dédaigné de pendre une forme humaine pour nous sauver de nos malheurs, de nos perditions, de nos aliénations.

Jésus le Christ est né parmi nous. Voici la Bonne Nouvelle. Puissions-nous vivre de cela et être heureux pour la nouvelle année qui s’annonce !

Jean-Christophe PERRIN

Catégories : Prédication